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une fortune considérable à l’époque où les paysans vendaient une forêt pour une bouteille d’eau-de-vie, voulut doter sa province d’une station thermale. Il choisit une petite île en face de l’embouchure du Kalix. Il y bâtit un grand hôtel surmonté de deux poivrières en fer-blanc, quelques pavillons, une maison de bains et un temple. Notre homme ne plaignit point la dépense. Elle monta, paraît-il, à quatre cent mille francs. Quand tout fut prêt à les recevoir, les Norrlandais descendirent vers le Sud ; les gens du Sud trouvèrent trop paradoxal de venir soigner leurs rhumatismes dans le golfe de Bothnie ; et cette petite station, la plus septentrionale du monde, demeura merveilleusement solitaire. Les bourgeois de Kalix, que leurs bateaux y amènent en une heure, s’y invitent parfois à déjeuner. Le reste du temps, la directrice de l’hôtel et ses servantes prennent des bains, se font masser par une vieille Finnoise au bec crochu, et jouissent en paix de la folie Bergmann.

L’île est basse comme une lagune, mais toute verte et plantée de pins et de sapins. De loin, sur cette nappe d’eau diluvienne, vous diriez, suivant l’heure et selon la teinte du ciel, le dernier sourire d’un monde qui s’abîme ou le premier d’un monde qui émerge. Elle n’est point sauvage, car on y a frayé des chemins et des sentiers ; mais ses deux ou trois chalets aux volets clos, avec leurs balcons qui regardent inutilement la mer, ses bancs où l’herbe grimpe, ses blocs de pierre moussus, son petit marécage traversé d’un pont de bois fléchissant, lui donnent l’air d’un parc abandonné. Elle est pauvre : il n’y pousse que des myrtilles et des airelles, et ces mêmes fleurs blanches au cœur sombre qui sentent si bon dans la nuit. Mais une innombrable vie d’insectes l’emplit d’un bourdonnement continu. Pas un arbrisseau, pas une touffe d’herbe qui ne vibre. Et les fourmis en marche noircissent les chemins déserts.

C’est dans cette pauvre île suédoise, inculte et basse, que j’ai vécu plus de trois semaines, l’âme uniquement tournée vers les heures de la nuit. Pendant la journée, nous n’entendions d’autres bruits que, parfois, la crécelle d’un canard sauvage ou la sirène d’un vapeur. Mais le silence du jour n’était rien, comparé à celui du soir. Il en différait comme un repos d’une élévation. Lorsque le soleil de neuf heures, encore assez haut à l’horizon, commençait de rougir, toute l’île nageait dans une atmosphère violette et rose. Les chevelures de lichen,