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Salmon, le pied sûr, abrité derrière le pin où il a posé sa main sans trembler, fixe ses yeux plus bleus qu’un ciel de gelée sur le camarade velu, et la ronde commence ! Ollé lâche sa barque et bondit, en s’aidant de sa rame, sur les glaçons qui roulent. « Là où il mettait le pied, une crevasse ouvrait son œil clignant et noir… La glace lui renvoyait des lueurs phosphorescentes ; le sifflement tempétueux du torrent prenait dans son cerveau surexcité une teinte verte… Parfois il faisait un faux pas, disparaissait à demi, et, l’instant d’après, reparaissait debout, grand et droit comme un pin. » Mais les nerfs trop tendus se brisent. La panique se lève du fond des âmes surmenées par l’horreur. Lorsque, au pied du large pin, Salmon vainqueur s’écroule près de l’ours tué, un petit ourson descend de l’arbre et lui tombe sur la poitrine. La voilà donc expliquée, l’extraordinaire fureur du monstre ! Devant la bête inoffensive Salmon, rejeté sur ses pieds, détale éperdument. « Du héros de la nuit il ne reste qu’un paysan affamé, dépouillé, ébranché, ivre de peur, et qui court, court pour sauver sa pauvre chienne de vie. » Quelquefois aussi la douleur les chasse devant elle. Ils ne se sentent pas assez solitaires dans leurs maisons isolées d’où ils peuvent apercevoir une autre maison. Ils rapportent leur désespoir comme un don de son hospitalité, à la sauvage nature qui s’est jouée d’eux. Gunnel, la fille-mère, est incapable d’attendre sur place son heure d’épreuve. Elle lace ses patins, s’enfuit, atteint vers le soir le dos du mont Tjala avec des loups derrière elle. Son enfant naît où elle tombe. « Un Lapon survint qui suivait la piste des loups ou la trace des patins. Il baigna l’enfant dans la neige, l’enveloppa dans sa robe et redescendit le fjell en courant. Quelques heures plus tard, au crépuscule, Gunnel descendit, elle aussi, épuisée, silencieuse, les yeux secs… Il y avait deux lieues du village à l’endroit ensanglanté… » Ces fiers paysans ont la même endurance que leurs ancêtres des Sagas ; et la face de leur vie n’a guère plus changé que la forme des fjells.

Le contraste de l’avarice du sol et de la magnificence du ciel se réfléchit dans leur caractère à la fois brutal et rêveur. Ollé rossera son futur beau-père à deux pas de la chambre où sa fiancée l’attend. Et, sous des apparences plus raffinées, le fils de Gunnel est plus brutal encore. Il rencontre sur un bateau « le Monsieur de Stockholm ou d’Upsal » dont sa mère jadis a