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télégraphe. Pendant plus de trois mois, ces petits ports, éveillés dans les ténèbres à une vie tragique, enregistrent des clameurs de victoire, des imprécations, des silences funèbres. De la flottille partie le matin au signal du drapeau, lorsqu’un brouillard de neige s’élève au-dessus des fjells et que les heures d’avant midi jettent des lueurs fauves, la mer ne rendra que des coques renversées où le nombre des morts se compte à celui des couteaux que les naufragés y plantèrent, et quelques cadavres qui flottent la tête en bas à cause de l’air emprisonné dans leurs bottes.

Sur la terrasse granitique au pied de laquelle on aborde, se dresse, devant la poste, et l’auberge et deux ou trois maisons qui paraissent en dépendre, une vieille demeure haute et large dont la blanche façade regarde l’entrée du fjord. Chacune de ces îles norvégiennes forme un petit royaume. Une ancienne famille la possède, dont les chefs la gouvernent à la façon des rois d’Homère. Sa fortune relativement considérable, ses vertus, sa décence, en font une autorité sociale. Mais un jour vient où l’honneur d’assurer, par son exemple, la dignité d’un coin de terre ne suffit plus à l’ambitieux héritier. Le respect dont on entoure son beau vieux nom lui semble de peu de prix. Il s’embarque pour la grande ville continentale. Les plaisirs l’énervent ; les spéculations l’appauvrissent. C’est la fin de la dynastie, la vente de la demeure seigneuriale, à moins que l’intelligence et la volonté d’une mère ou d’une fille ne conjurent la ruine, car, souvent, dans les vieilles familles, la force renaît chez les femmes lorsqu’elle s’est éteinte chez les hommes. Ici, le chef est mort. La veuve s’est empressée d’aller vivre à Christiania. Ses trois fils se sont partagé le domaine. L’un d’eux y a même installé une fabrique de conserves. Mais les gens de Balstad hochent la tête quand ils en parlent. Ils se sentent diminués. L’histoire de ces familles consulaires a fourni bien des sujets aux romanciers Scandinaves.

Les autres maisons se disséminent au bord des lagunes rocheuses ou sur la rampe opposée du fjord, maisons de paysans et surtout de pêcheurs. Peu de vieillards. Le vieillard est une espèce anormale aux Lofoten, une espèce aussi rare que le millionnaire enrichi par le jeu. Chaque goutte de sang qui lui reste représente un hasard providentiel. Les quelques hommes qui touchent à la vieillesse, le gardien du phare, le forgeron, le cordonnier, me font l’effet d’amphibies estropiés. Tout ce qui ne