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pas le dire. Je n’éprouve alors qu’un seul besoin : sentir et agir. » Or, pour lui, agir c’est créer, et créer c’est penser. Le génie ne pense qu’en images. Le Wagner, qui moule des figures idéales et les anime du souffle de sa musique, représente donc, pour nous, un moi très supérieur à celui qui raisonne à tête reposée et arrange péniblement sa philosophie. Celui-là est sous l’influence de son temps. Devant l’autre s’ouvrent les perspectives d’un monde divin, le royaume éternel de l’Ame et de l’Esprit.

C’est ce contraste, demeuré inaperçu jusqu’à ce jour, entre le penseur et le poète, que je voudrais mettre en pleine lumière, car il est à la fois une des caractéristiques de l’œuvre de Wagner et un phénomène ésotérique des plus intéressans de notre époque. Il démontre l’énergie inlassable avec laquelle l’esprit humain, comprimé par le matérialisme ou le dogmatisme étroit de notre temps, cherche une issue vers le monde divin et par quelles voies extraordinaires il y parvient.

Au point de vue philosophique, le développement intellectuel de Wagner se résume en trois périodes : 1° la période révolutionnaire (1840 à 1853) marquée par Tannhäuser et Lohengrin ; 2° la période pessimiste (1853-1876) illustrée par la Tétralogie ; 3° La période chrétienne (1876-1883)[1] où il couronne son œuvre avec Parsifal. Suivons-le dans ces trois phases de sa vie intellectuelle et créatrice. Nous y verrons le poète intuitif contredire le penseur, le combattre et finalement l’entraîner dans le chemin de sa vision et de sa foi.


I. — LA PÉRIODE RÉVOLUTIONNAIRE. « TANNHAUSER » ET « LOHENGRIN »

Wagner ne commence véritablement à penser philosophiquement sur son art et sur le fond des choses que vers sa trentième année. Il a déjà composé Rienzi et le Vaisseau fantôme, mais il se cherche encore. Toute sa nature est en ébullition, toutes ses idées fermentent pêle-mêle. Son philosophe préféré,

  1. Voyez les principales œuvres théoriques de Wagner qui correspondent à ces trois périodes : — Pour la période révolutionnaire : L’Art et la Révolution (1849) ; L’Œuvre d’Art de l’avenir (1849) ; L’Art et le Climat (1850) ; Opéra et Drame (1851). — Pour la période pessimiste et schopenhauerienne : L’État et la Religion (1864) ; L’Art allemand et la politique allemande (1865) ; Beethoven (1870). — Pour la période chrétienne de Parsifal : Religion et Art (1880) ; Héroïsme et Christianisme (1881). Tous ces écrits se trouvent dans les œuvres complètes de Richard Wagner en 10 volumes (Fritsch, à Leipzig).