Page:Revue des Deux Mondes - 1908 - tome 47.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

préférer un musicien qui se pique moins de science que de goût. » De ces deux musiciens, Rameau prétend bien être même le second. Pour en convaincre son correspondant, il le renvoie à ses œuvres déjà publiées, à ses cantates, à ses pièces pour clavecin, à ses motets : « Vous verrez alors que je ne suis pas novice dans l’art et qu’il ne paraît pas surtout que je fasse grande dépense de ma science dans mes productions, où je tâche de cacher l’art par l’art même ; car je n’y ai en vue que les gens de goût et nullement les savans, puisqu’il y en a beaucoup de ceux-là et presque point de ceux-ci. »

Que la musique soit uniquement affaire d’intelligence et de « connaissance distincte, » de raison et de savoir, que l’imagination et la sensibilité, la faculté d’exprimer ou de « peindre » n’y ait aucune part, voilà ce qu’on a souvent accusé Rameau de prétendre. Au contraire, il n’est pas de prétention dont il ait eu plus à cœur de se justifier. Parlant de la vérité, scientifique ou mathématique, et qu’on pourrait appeler pythagoricienne, de la musique, M. Laloy dit fort bien : « Elle est (cette vérité) la première condition, sans laquelle une œuvre ne peut se soutenir. Mais elle ne suffit pas. Une liaison d’accords, un système de cadences, un jeu de modulations n’a d’intérêt que pour le savant, non pour l’artiste. La fin de la musique n’est pas en elle-même. Un plan bien suivi lui est indispensable ; un sujet ne lui est pas moins nécessaire. Sur ce point, Rameau n’a jamais varié. »

Notons bien la formule : « La fin de la musique n’est pas en elle-même. » A première vue, cet axiome pourrait sembler aussi contraire que possible à la conception de Rameau. Il n’en est pas moins vrai que ce théoricien musical, ce géomètre ou cet algébriste des sons, qui prenait à l’étude de leur nature, à l’analyse de leurs propriétés et de leurs combinaisons je ne sais quel plaisir abstrait et spécifique, n’a pourtant presque jamais composé de musique pure. La plupart de ses pièces même instrumentales, celles pour clavecin, ont un titre, un programme, un sujet : les Cyclopes, les Tourbillons ou les Sauvages, l’Entretien des Muses ou la Poule. Épris du raisonnement et de la spéculation, Rameau l’est aussi de la vie. La nature, pour lui, c’est la nature des choses, mais c’est encore, ce n’est pas moins l’humaine nature. Autant que l’une et ses lois, il observe l’autre et veut la reproduire, avec ses accidens et sa fantaisie. « Un bon musicien doit se livrer à tous les caractères qu’il veut dépeindre, et, comme un habile comédien, se mettre à la place de celui qui parle, se croire être dans les lieux où se passent les différens événemens qu’il veut représenter, et y prendre la même part que ceux qui y sont le plus intéressés. »