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soutenu, pendant plusieurs années, pour la constituer, un effort infiniment méritoire. Il n’y a sans doute pas au monde un autre peuple qui, proportionnellement à sa population et à ses ressources financières, ait fait autant que le peuple bulgare pour être, quand le moment serait venu, à la hauteur de ses ambitions, qui sont grandes. La Bulgarie était d’autant plus disposée à juger le moment venu, qu’elle ne pouvait pas l’attendre beaucoup plus longtemps ; elle commençait à plier sous son fardeau militaire ; pour elle, il fallait aboutir ou renoncer. Cette situation était parfaitement connue : nous l’avons signalée nous-même, toutes les fois que nous avons parlé des affaires d’Orient, comme un danger dont il fallait se préoccuper. L’allumette autrichienne devait mettre le feu au baril de poudre bulgare ; il aurait même suffi de beaucoup moins pour produire l’explosion. Aussi sommes-nous moins sévères pour les Bulgares qu’on ne l’est généralement en Europe, surtout dans les pays où on juge à propos de les rudoyer d’autant plus fort, au moins en paroles, qu’on s’y croit tenu à plus de ménagemens pour l’Autriche. Le Bulgare est « le pelé, le galeux, » d’où est venu tout le mal. Mais comment aurait-il pu se retenir lui-même, lorsque l’Autriche lui donnait le plus entraînant de tous les conseils, celui de l’exemple ? L’opinion bulgare avait déjà reproché au prince Ferdinand d’avoir laissé échapper une ou deux occasions dont, à notre avis, l’opportunité, était contestable ; mais l’opportunité de l’occasion actuelle ne pouvait pas l’être aux yeux d’un peuple énergique, résolu et d’ailleurs peu chargé de scrupules, comme l’ont été toujours les peuples commençans, et comme le sont encore quelquefois les peuples vieillissans. L’événement était regrettable, mais fatal. Si nos pacifistes, grands amateurs de désarmement, ont encore des yeux pour voir, et une intelligence pour comprendre, la leçon de choses que donne la Bulgarie ne saurait manquer de les frapper. Voilà un tout petit peuple qui, au milieu du relâchement général, s’est armé jusqu’aux dents ; il a de bons soldats, de bons officiers, d’excellens canons qu’il a achetés chez nous ; tout le monde est obligé d’en tenir compte. Il marche, et rien ne l’arrête ; et, s’il faut dire toute notre pensée, nous craignons qu’il ne soit pas encore au bout de son aventure. La gloire d’avoir un roi, un tsar même, à la place d’un simple prince, le touche médiocrement, car c’est un peuple de paysans qui se soucie peu de clinquant. Son indépendance même ne lui donne qu’une satisfaction insuffisante, car il l’avait déjà et sa vassalité était purement fictive ; il lui importe assez peu que M. Guéchof soit désormais invité aux dîners diplomatiques.