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été trop soudain pour que les tares du régime disparu se soient abolies du même coup, et pour qu’elles ne contaminent point, d’une façon plus ou moins directe, le régime qui va naître. La liberté ne s’improvise pas ainsi du jour au lendemain. En attendant, — quand ce ne serait, qu’à titre documentaire, — il importe de rappeler ce que fut cette longue tyrannie, dont les Turcs sont à peine délivrés.

Allons au vif de la question : il y a trois mois encore, le Français qui devenait l’hôte du Sultan tombait brusquement dans un milieu monarchique et religieux, auquel il n’est plus habitué. Quelles que fussent ses convictions et ses opinions politiques, il avait tout de suite le sentiment désagréable qu’une autorité soupçonneuse et tyrannique avait la main sur lui. Or cette monarchie et cette religion, dont il subissait, à chaque pas, la surveillance jalouse, n’avaient rien de commun avec celles de notre Europe moderne. Elles n’avaient pas bougé depuis des siècles. C’est comme si, tout à coup, on nous eût jetés en plein moyen âge.

Lorsque je me dirigeais vers Constantinople, j’avais, sur le bateau, pour voisin de table, un ancien fonctionnaire ottoman qui avait occupé, en France, un poste diplomatique. Il me parlait avec émotion de ses parens qui vivaient encore et qui habitaient un des plus anciens quartiers de Stamboul, et je pensais, à l’entendre, qu’il était impatient de les revoir. Nous accostâmes, et, à ma grande stupéfaction, l’ex-fonctionnaire se refusa absolument à quitter le bord : « Je sais très bien, — me dit-il, — que je pourrais descendre, mais je ne suis pas aussi sûr de pouvoir remonter ! » Par crainte d’un mauvais coup de son gouvernement, il se borna à contempler la ville du pont du paquebot et à chercher des yeux la maison paternelle.

Cet incident me donna un avant-goût des joies qui m’attendaient à terre. Tous les voyageurs les ont connues, et le programme en était varié : d’abord, exhibition et contrôle minutieux des passeports. La police turque était féroce sur ce chapitre. A la moindre irrégularité, on vous reconduisait, entre deux gendarmes, sur votre bateau, avec interdiction formelle d’en sortir. Un négociant suisse, protégé français, que je rencontrai au Caire, me conta l’anecdote suivante : il s’était embarqué pour Odessa, sur un vapeur d’une compagnie russe, et, ne prévoyant pas une escale à Constantinople, il avait négligé de se munir d’un