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rieures de l’Iéna, et qu’elle n’avait absolument rien fait pour y pourvoir. Les dépêches adressées au ministère étaient là, parfaitement probantes ; on cherchait en vain les réponses ; il n’y avait pas eu de réponses ; aucune disposition n’avait été prise pour garantir le navire contre un péril qui avait été présenté comme imminent. Cette fois, la Chambre comprenait ; elle se sentait éclairée, troublée, indignée. Des négligences, des retards, des abstentions vraiment extraordinaires lui étaient signalés avec des détails si précis, incontestables et d’ailleurs incontestés, que sa conviction ne pouvait plus hésiter. « Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark, » disait autrefois le prince Hamlet : la Chambre se rendait compte qu’il y avait quelque chose de pourri dans l’administration de la marine, quelque chose qui était assurément antérieur à M. Thomson, mais qui s’était perpétué avec lui ; et lorsque M. Delcassé lui a présenté un ordre du jour « déplorant les négligences funestes relevées à l’occasion de la catastrophe de l’Iéna, » il lui était impossible de ne pas le voter. Sa conscience y trouvait un soulagement immédiat dont elle avait grand besoin. Aussi l’ordre du jour a-t-il réuni l’unanimité. Si on s’en était tenu là, comme le demandait M. Delcassé, ce n’est pas seulement M. le ministre de la Marine qui aurait été atteint, c’est le gouvernement tout entier. M. Clemenceau aurait dû suivre M. Thomson dans sa retraite. Mais des sauveteurs ont accouru : ils ont proposé de compléter l’ordre du jour par une phrase où la Chambre se déclarait « confiante dans le gouvernement pour réaliser les réformes nécessaires. » La cause du gouvernement se trouvait ainsi distinguée de celle du ministre de la Marine, et on pouvait sacrifier celui-ci en conservant celui-là. La majorité, jugeant qu’il suffisait d’un bouc émissaire, n’a pas voulu renverser tout le Cabinet. Elle a été retenue sans doute par l’incertitude de ce que serait le lendemain, car, dans cette Chambre en décomposition et comme frappée d’inertie, on n’aperçoit aucun courant propre à nous porter quelque part. Peut-être aussi le vague sentiment des difficultés extérieures et des complications qui peuvent en sortir lui a-t-elle donné à croire que le moment serait mal choisi pour une crise ministérielle, et nous ne disons pas qu’elle ait eu tort.

Mais qui allait remplacer M. Thomson ? Sans doute, un portefeuille unique était peu de chose pour les ambitions et les appétits qui s’impatientent ; toutefois, cela valait mieux que rien, et parmi les cinquante et quelques députés qui se considèrent comme ministrables, chacun estimait que son influence personnelle apporterait au