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l’idée ; et nous sommes surpris de découvrir à quel point ce Philippe II, chez qui nous pensions trouver l’incarnation la plus complète du tyran espagnol, nous présente l’aspect d’un honnête et pesant bourgeois ou hobereau des Flandres, tel que ceux qui peuplent, à Bruges, les volets des triptyques de l’aîné des Fourbus. Sérieux et dogmatique, avec une obstination qui résulte avant tout de la lenteur de son sang, le fils de Charles-Quint n’a contre lui qu’un je ne sais quoi de commun et de terre à terre, plus sensible encore en comparaison de l’élégante, superbe, et toute royale laideur du grand prince dont il semble, toutefois, avoir hérité quelques-uns des traits. En vain le peintre lui a mis dans la main un bâton de commandement, et a pendu à son cou le magnifique collier de la Toison d’Or : nous sentons que jamais un tel homme ne saura s’accommoder des obligations ni des privilèges du rôle où le destine sa naissance princière ; et, sans parvenir à l’aimer, — car c’est chose trop évidente que lui-même demeurera, jusqu’au bout, incapable du plus fugitif élan de tendresse ou d’amour, — nous sommes tentés, de le plaindre, en songeant à l’heureuse et tranquille vie qu’il aurait menée si, avec cette figure et l’humeur qu’elle exprime, son sort lui avait permis de remplir posément, consciencieusement, une tâche subordonnée de ministre ou de gouverneur.

Mais encore la compassion que nous inspire ce bourgeois égaré sur un trône n’est-elle rien auprès de celle qui nous envahit irrésistiblement lorsque, au musée de Madrid, nous abordons l’inoubliable et tragique portrait de sa femme Marie. J’ai naguère noté, à propos d’un ouvrage précédent de M. Martin Hume, l’extraordinaire impression de vie directe et presque matérielle que nous produisent, au Prado, les portraits de Velasquez : j’aurais dû ajouter que, dans le même musée, un autre portrait égale tous ceux-là en intensité d’expression vivante, et sorti non pas de la main héroïque d’un Raphaël, d’un Durer, ou d’un Rubens, mais de l’obscure main d’un artisan flamand, Antonis de Moor, qu’avait attaché à sa personne le Flamand Philippe II, — bon connaisseur et amateur zélé de peinture, selon l’usage des hommes de sa race. Il est vrai que l’art du peintre, cette fois, ne nous est plus caché comme chez Velasquez : mais quel art merveilleux, simple et robuste, atteignant le fond de l’âme du modèle à force de scrupuleuse observation extérieure ! Et combien douloureux le contraste de cet art tout viril, rayonnant de santé, avec la détresse maladive du pauvre corps de femme qu’il s’emploie à traduire !