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les lecteurs en jugeront-ils autrement. Ils sauront en tout cas que, loin de violer un secret, nous ne faisons que remplir un vœu, qui d’ailleurs s’accorde si bien avec notre curiosité de ce qu’on a nommé les « romans de l’histoire. »

A vrai dire, nous ne le réalisons ici qu’en partie. Cette correspondance est très volumineuse : si elle est un jour publiée au complet, on y remarquera de pittoresques notes de voyage sur l’Angleterre, l’Ecosse, l’Italie, la Suisse, le Midi de la France, les bords du Rhin, et bien des traits qui serviront à la biographie d’hommes tels que Manzoni, les Thierry, Guizot, Cousin, Thiers, Ampère et d’autres. Il fallait nous borner, et choisir : nous avons sacrifié les renseignemens historiques au roman sentimental, qui nous a paru d’un intérêt plus direct et plus inattendu. Nous ferons donc intervenir le moins possible les comparses, nous ne citerons des jugemens littéraires que quand ils nous paraîtront des « états d’âme, » et nous nous en tiendrons aux deux protagonistes qui vont ici se peindre eux-mêmes.

Quand Mary Clarke connut Fauriel, en 1822, elle avait trente-deux ans[1]. Elle était, depuis son bas-âge, fixée en France avec sa mère, Écossaise restée veuve de bonne heure, et sa sœur aînée, Éléanor, qui se maria avec un propriétaire rural et membre du Parlement anglais, M. Frewen Turner, et se fixa à Cold Overton, dans le Rullandshire. Elle était intelligente, lettrée, pleine de verve, spirituelle, d’humeur plutôt difficile et d’une vivacité endiablée. On s’accorde à dire qu’elle n’était ni belle ni jolie, mais qu’avec ses traits irréguliers, sa chevelure ébouriffée, ses grands yeux, elle avait du charme[2], de la séduction, du piquant. Bien que leur fortune fût médiocre, les dames Clarke aimaient à recevoir, et fréquentaient dans le monde intellectuel, où elles étaient fort appréciées : on les aimait chez Mme Récamier, où elles rencontrèrent souvent Chateaubriand[3]. Les lettres de Mary témoignent d’une ardeur de vivre, d’une spontanéité exceptionnelles, en même temps que d’une extrême sensibilité, un peu romantique. Elle aima de tout son être : sa passion, souvent contenue ou bridée par la réserve de son partenaire, éclate chaque fois que la jalousie l’excite ou qu’un incident extérieur la contrarie. La babillarde, qui manie tant bien que mal un charabia pittoresque, devient alors d’une éloquence qu’on appréciera.

Claude Fauriel atteignait la cinquantaine. Après avoir débuté dans l’armée et dans l’administration, il avait ensuite abordé les lettres,

  1. J’emprunte ces détails A O’Meara, un Salon à Paris, Mme Mohl et ses intimes, in-12. Paris, Plon, s. d.
  2. Loc. cit., p. 23.
  3. Mme Mohl a publié, dans sa vieillesse, un livre sur son illustre amie : Madame Récamier, with a sketche of the History of Society in France, by Madame M..., Londres, 1862.