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C’est singulier, le malaise que j’éprouve de loin comme de près, de ne jamais rien trouver qui vous exprime combien je vous aime. Si je pouvais exhaler toute mon âme avec ce mot, c’est alors seulement que j’éprouverais du bien-être parfait. Je suis accablée en regardant le temps qui s’écoulera encore avant de nous revoir. Je me suis déjà figuré ce moment de mille manières ; je pense et repense que les momens sont passés où je ne suis pas obligée de vivre dans le passé ou le futur. Il n’y a qu’auprès de vous que chaque moment remplit toute mon âme et que le temps reste tranquille ; je voudrais que vous m’écriviez tout ce que vous avez pensé depuis mon départ. Quelquefois je repasse dans ma tête une infinité de choses qui me laissent très mécontente de vous ; par exemple, vous m’avez dit un jour : « Nous avons tous un papillon dans la tête, mais il faut apprendre à le gouverner. » Eh bien ! je suis sûre que si vous m’aimiez comme je voudrais, vous n’auriez pas besoin de gouverner votre papillon. J’ai beau retourner cela de toutes les façons pour tâcher de l’arranger pour ne point me tourmenter, cela me tourmente terriblement ; et ce qu’il y a de pis, c’est que je suis obligée de me forcer à faire quelque chose pour détourner ma pensée de vous entièrement, sans quoi je serais trop malheureuse. Quand je suis en voiture, je me figure toujours vous à mes côtés ; alors mes rêveries sont délicieuses. Oh ! Dieu, si un seul moment je pouvais me sentir pressée dans vos bras, il me semble que je serais désaltérée pour je ne sais combien de temps ! Je veux tâcher de ne pas y penser, j’en ai trop besoin, il me semble que je suis desséchée comme une plante qui n’a pas été arrosée. Causons : j’ai vu M. Berchet[1] à Londres ; mais comme vous ne m’aviez pas dit qu’il a une grosse voix et un visage un peu lourd, j’ai été tout attrapée. Qui aussi se serait jamais imaginé un Italien tourné comme cela, et un poète, encore ? Enfin, ce n’est pas de votre faute et je ne veux pas vous le reprocher. Mais sa voix empêche de savoir ce qu’il dit. Pourtant, j’ai compris à travers ses paroles qu’il n’allait pas encore en Ecosse, ce dont j’ai été fâchée, parce que j’aurais pu lui être

  1. Giovanni Berchet, né en 1783, à Milan, appartenait à une famille française par ses origines. Il fut l’un des poètes les plus populaires du Risorgimento, un de ceux qui contribuèrent le plus à enflammer le sentiment national. À cette époque, il s’était réfugié en Angleterre, comme Gabriele Rossetti et d’autres proscrits italiens.