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pas son chevet. Au lever du jour, un peu après six heures, il les fit se rapprocher de lui et, d’une voix expirante, il murmura :

— Dites à l’Empereur que je descends au tombeau avec les mêmes sentimens de vénération, de respect et de dévouement qu’il m’avait inspirés dès notre première entrevue[1].

Et, comme se parlant à lui -même, il ajouta :

— Je n’ai rien à me reprocher.

Aussitôt après, un délire incessant supprima en lui toute lucidité ; l’agonie commençait ; elle fut brève et il expira sans avoir repris l’usage de ses sens. Orlof regarda sa montre : elle marquait sept heures moins cinq minutes. « C’est ainsi, mandait-il au Tsar, que, par un concours singulier des circonstances, cet homme célèbre, que vous n’aviez jamais connu, a consacré à Votre Majesté Impériale sa dernière action, sa dernière parole et la dernière goutte de son sang. »

Sous la plume de l’aide de camp d’Alexandre, ce langage équivalait à un éloge. Aux yeux des Français, il précise, en le résumant, le reproche de la postérité contre Moreau, reproche trop juste pour être discuté, mais qui, quelque fondé qu’il soit, ne peut être jugé qu’à travers les circonstances par lesquelles cette infortuné soldat avait été conduit à l’encourir. « La faute du général Moreau fut assez grave, déclare Thiers, pour qu’on ne l’exagère point, et on doit à ses grands services d’autrefois, à son ancien désintéressement, à sa gloire, de réduire à ce qu’il fut véritablement l’acte coupable qui a terni une des plus belles vies des temps modernes. »

Cet acte. Napoléon était intéressé à l’aggraver. Oublieux de la part qu’il y avait eue en faisant condamner injustement Moreau en 1804 et en le proscrivant, il n’épargna rien, en 1813, pour le présenter comme odieusement criminel. En apprenant la mort de sa victime, il affecta de l’interpréter comme l’exécution d’un décret vengeur de la Providence. Il alla jusqu’à laisser répandre que c’est lui-même qui avait pointé le canon et tué Moreau. Il convient de rappeler ici qu’en cet instant, il Ignorait la présence

  1. Ces paroles sont reproduites d’après la lettre que le colonel Orlof adressa au Tsar, quelques instans après la mort de Moreau, pour la lui annoncer. Svinine, dans sa relation où il se montre, du commencement à la fin, visiblement soucieux de grandir son rôle, les donne comme le texte d’une lettre que le moribond aurait commencé à lui dicter et n’aurait pu achever. Dictées ou non, il est certain qu’elles ont été prononcées.