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n’avons qu’une paix boiteuse ; il semble que, bien plutôt qu’à se prêter une aide mutuelle, en vue, d’une œuvre pourtant nécessairement commune, on ne s’applique ici où là qu’à tendre des embuscades et à faire, dans le camp d’en face, des prisonniers.

Mais n’y a-t-il aucun espoir que la guerre puisse être évitée, et que la question de force, avant d’en arriver à son point aigu, se dilue ou se dissolve en une question de droit ? La propriété elle-même, à une époque donnée de l’histoire, est apparue comme une question de force : peu à peu on en a fait une question de droit. La civilisation n’est pas autre chose, en ce qui touche l’ordre social, que cette lente transformation de la force en droit. Or, ce qui a été possible pour la propriété, comment ne serait-ce pas possible pour le travail ? Comment, l’Etat ancien ne s’étant pas obstiné contre le fait-propriété, l’Etat moderne s’obstinerait-il contre le fait-travail, si le travail n’est pas, en soi et inéluctablement, une force plus négatrice, plus perturbatrice, plus destructrice de tout État que ne l’était, avant qu’elle fût réglée, la force-propriété ? Il le peut d’autant moins que, dans l’Etat moderne, la force-travail est en même temps la force-nombre ; c’est tout ensemble le fait-grande industrie, usine, Syndicat, le fait-classe ouvrière et le fait-suffrage universel. Le vrai danger est que l’Etat perde l’équilibre pour avoir dépassé la mesure.

Trop longtemps les ouvriers étaient restés hors du droit public, ils avaient été trop longtemps sans statut civil. Ils ne trouvaient de protection que dans la bienveillance du maître ou dans la camaraderie des compagnons. Ils n’avaient de sûretés que celles qu’ils s’étaient données ou que la coutume, la tradition, l’usage du métier leur garantissait. La loi du roi les ignorait, le plus souvent, les passait sous silence, à l’occasion les soumettait au droit de suite, et les traitait en déserteurs. L’Etat, qui se regardait comme s’étant fait sans eux, évidemment n’était pas fait pour eux : non seulement ils n’y avaient pas toute la place, ni le plus de place, mais ils n’y avaient autant dire point de place. C’était aller trop loin en sens contraire, au lendemain de la révolution de 1848, que de vouloir substituer au « gouvernement du capital » le « gouvernement du travail. » D’abord, y avait-il jamais eu, — sauf peut-être le dernier règne, sauf la monarchie de Juillet, — un gouvernement en France qu’on pût vraiment appeler « le gouvernement du capital ? »