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le fidèle Sinassamy, chargé de veiller sur la famille du prince, saurait d’ailleurs avec un prétexte aussi respectable éconduire tous les visiteurs ; on s’assurait ainsi un répit d’une dizaine de jours, suffisant pour dépister éventuellement les recherches.

Une heureuse circonstance vint au dernier moment augmenter les chances de succès. Le lieutenant D…, passager du Canton, accepta de cacher dans sa cabine le prince et ses deux compagnons, et de les guider pendant leur voyage à travers le Tonkin. Les fugitifs éviteraient ainsi la possibilité d’une reconnaissance Par la police saïgonnaise qui, suivant les règlemens très sévères de la colonie, devait contrôler sur les bateaux en partance les passeports d’Asiatiques, délivrés par le service de l’immigration.

Le 14 janvier, à trois heures du matin, Myngoon, son fils et son serviteur quittèrent l’hôtel de la rue Richaud qu’ils espéraient bien ne plus revoir. Sans rencontrer personne, ils arrivèrent à l’appontement de la Compagnie Nationale où le lieutenant D… les attendait fiévreusement. Tout dormait à bord ; aucun agent n’apparaissait sur le boulevard et le quai déserts, et le matelot de garde à l’échelle ne s’étonna pas de voir un passager rentrer « avec ses domestiques » à cette heure indue.

Le départ du Canton était fixé à neuf heures, mais on eut auparavant une vive émotion. La police réclamait les trois Birmans dont elle n’avait pu, seuls de tous les passagers asiatiques, vérifier l’identité. Les agens, pris sans doute d’un soupçon, parlaient de faire une perquisition dans le navire afin de retrouver ces mystérieux voyageurs. L’instant était critique et l’on n’avait pas le choix des moyens. Le lieutenant I…, accouru depuis le matin pour saluer ses amis et qui se réjouissait du succès de ses combinaisons, n’hésita pas à mettre le commandant du Canton au courant de la situation. Cet excellent homme, en sa qualité de marin, fut ravi du bon tour qu’on voulait jouer aux Anglais : « Soyez tranquille, dit-il ; à neuf heures précises, quoi que fassent les policiers, je largue les amarres et, si l’on m’interroge par télégraphe au passage du Cap Saint-Jacques, je signalerai que les trois Birmans, comme de véritables sauvages, s’étaient perdus dans les profondeurs du navire, où les matelots les ont retrouvés. » Il tint en effet sa promesse, et son explication sembla toute naturelle au commissaire central de Saïgon.

Tandis que le conseiller du prince remontait le Mékhong et tentait de gagner le Laos siamois dont l’échec du complot devait