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est immortelle, mais c’est une très petite partie de moi ; ma nature n’est pas de la plus haute espèce, même de celles d’ici ; quand je m’examine, je vois que mes passions remplissent la plupart des momens de mon existence ; aimer est presque tout mon être et fait mon tourment. Ce n’est pas cela qui est l’âme, ni qui survivra, ce n’est qu’un accident inhérent à l’humanité. C’est de ce caractère passionné que je voudrais me délivrer. J’ai beau me tordre, je ne le puis. Autrefois, je désirai me donner la mort ; mais c’était en partie dans l’espoir d’être plus heureuse dans une autre vie, en partie pour être regrettée par ceux qui me faisaient souffrir, en partie pour me délivrer de mes peines ; mais le désir d’améliorer ma condition était toujours au fond ; c’est le motif de Werther. J’ai outrepassé cela ; l’autre soir je ne sentais qu’un désir, c’est de n’être plus ; je n’éprouve aucune amitié pour moi-même, je voudrais me changer de fond en comble, comme les animaux pétrifiés sont changés. Eh bien ? qu’est-ce que la perte de l’identité ? C’est cela ! Le sombre ennui qui me ronge me fait souvent penser au suicide, mais j’y ai plus de répugnance qu’autrefois. Est-ce un instinct vertueux ? est-ce poltronnerie ? Je voudrais être malade et m’étendre sans que mes actions y fussent pour rien. De cette façon, je suis innocente, si le suicide est criminel. Je pense souvent à attraper une maladie, mais j’ai toujours peur qu’elle ne me tue pas, et vivre malade et à charge aux autres, devenir laide et dégoûtante me fait horreur. Je n’ose me flatter que la toux que j’ai depuis quelque temps soit sérieuse ; j’éprouve une espèce d’irritation contre moi, de la force de vie qui ne veut pas me quitter, et de jalousie de tous ceux qui meurent. Je suis très faible, mais je puis traîner une longue vie dans cet état.

Fauriel vint tard, sa tendresse me fait du bien. Il me serrait contre son cœur, il me semblait que je me reposais sur du duvet. Je le lui dis, il ne me comprend pas. Triantaphylos vint aussi. Il m’aime tendrement, c’est un cœur d’or. Quel malheur que son esprit ne me donne aucun plaisir ! Fauriel raconte qu’on lui avait raconté chez M. Guizot que Cousin, l’autre soir, chez Mme de Broglie, avait loué Marat. Fauriel ajouta qu’il ne comprenait pas que Cousin choisît cet auditoire pour dire de pareilles choses, qu’on l’avait beaucoup critiqué et qu’on s’était beaucoup moqué de lui. Hélas ! pensé-je, qui le comprendra aussi bien que moi ? Il va ainsi dépensant son esprit parmi des gens à qui il ne