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en vue sympathisaient hautement avec les philosophes, inquiétant les consciences et scandalisant les fidèles. D’autres, plus orthodoxes, se consolaient du déclin de la foi en menant une campagne ardente contre la religion réformée et réclamaient des mesures de rigueur, qui suscitaient, parmi les philosophes, des protestations véhémentes. Nous verrons ce fâcheux conflit se propager pendant toute la première partie du règne de Louis XVI. Le bas clergé, plus tolérant, mais de discipline relâchée, végétait trop souvent dans une indifférence inerte.

De tant de causes d’inquiétude, une des plus graves était l’état de décomposition et d’anarchie morale de l’ancienne société française, jadis si vigoureusement constituée. Il est véritablement trop commode d’attribuer aux seuls philosophes le progrès effrayant, dans la seconde moitié du règne de Louis XV, des idées révolutionnaires. Les événemens, il faut le reconnaître, avaient singulièrement préparé le terrain. Les revers militaires, les déboires humilians de la politique extérieure, l’affaire des parlemens et les scandales publics de l’existence du Roi, avaient fortement ébranlé le respect de l’autorité, déconsidéré le pouvoir. Dans les salons, dans les cafés, dans les cénacles littéraires, dans les milieux bourgeois comme chez les grands seigneurs, tout était discuté, bafoué, battu en brèche, et le cynisme des propos rivalisait avec l’audace de la pensée. À cet état d’esprit d’un peuple dépris peu à peu de ses anciennes croyances, le « parti philosophe » vint apporter, à point nommé, « des chefs, des cadres, une doctrine[1]. » Réduit à ces limites, son rôle n’en reste pas moins grand, comme sa responsabilité.

Cependant, si les fondations étaient profondément minées, la façade demeurait debout, intacte en apparence. « La forme, le simulacre de la durée, l’étiquette de la solidité, dit un contemporain[2], subsistaient, et défendaient encore l’édifice, comme des murs de carton peint défendraient une ville, si l’ennemi les prenait pour des remparts de pierre. » La France, avec des aspirations et des idées nouvelles, conservait de vieilles mœurs. « Chacun avait et gardait son enseigne, qui le gardait à son tour. » Il en était surtout ainsi à l’égard de la forme du gouvernement national. Nul ne songeait à renverser la monarchie traditionnelle. Malgré la désaffection grandissante, malgré

  1. Albert Sorel, l’Europe et la Révolution, t. I.
  2. Souvenirs du baron de Frénilly.