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aussi qui sont naturellement stoïciennes ; il y en a d’autres qui sont naturellement épicuriennes. Comme Horace, son ancêtre et son poète préféré, avec qui il a tant de rapports, et dont l’évolution morale rappelle de très près la sienne, Montaigne était de ces dernières. Et pourtant, lui aussi, comme Horace encore, a eu sa phase stoïcienne. Quand, dans l’édition de 1580[1], on relit les premiers Essais, — ceux qui ont été composés avant 1573 ou 1574 environ, — on ne peut s’empêcher d’être frappé des idées et des sentimens tout stoïciens qu’ils expriment, sous une forme brève, sentencieuse, un peu guindée qui, à elle seule, révélerait leur origine. Bien entendu, ce stoïcisme n’a rien de trop rigide ou d’exclusif ; il s’y glisse des pensées ou des maximes étrangères à l’école, et par l’intermédiaire de Cicéron, d’Horace ou de Lucrèce, Epicure, plus d’une fois, vient prêter main-forte à Zénon ; mais ces pensées et ces maximes sont de celles qu’un stoïcisme assez large peut aisément accueillir ; elles n’en contredisent pas les principes essentiels, — on sait d’ailleurs que stoïciens et épicuriens avaient plusieurs théories et formules communes, — elles n’en ruinent pas l’inspiration générale, et c’est cela seul qui importe. Au reste, à ceux qui lui auraient reproché le libéralisme de sa pensée, Montaigne pouvait répondre par un illustre exemple. Il est alors nourri des Lettres à Lucilius ; et Sénèque, tout stoïcien qu’il soit, n’a, comme on sait, aucune intransigeance doctrinale. « Sénèque, dit excellemment M. Villey, Sénèque a filtré pour Montaigne une espèce de stoïcisme éclectique qui correspond tout à fait aux besoins de son imagination. » Le Montaigne des premiers Essais est en effet le plus éclectique des stoïciens[2]

  1. Cette édition, qu’il est nécessaire d’avoir sous les yeux, quand on veut connaitre le premier Montaigne, est devenue introuvable ; mais fort heureusement, elle a été reproduite, avec les variantes de 1582 et 1587, dans la précieuse édition qu’ont publiée à Bordeaux, en 1870, chez Feret et fils, MM. R. Dezeimeris et H. Barkhausen. Ces deux volumes in-8o sont encore en cours de publication, mais l’édition est bien près d’être épuisée.
  2. Il s’est élevé sur la question du stoïcisme de Montaigne un long débat, un peu monté de ton, entre M. Strowski et M. le Dr Armaingaud. Dans son livre si spirituel et si vivant sur Montaigne (Alcan, 1906), M. Strowski avait beaucoup appuyé, en l’exagérant peut-être quelquefois, sur le stoïcisme de son héros. M. Armaingaud a discuté cette thèse dans un article de la Revue politique et parlementaire (septembre 1907) sur le Prétendu stoïcisme de Montaigne, article auquel M. Strowski a répondu dans le Censeur politique et littéraire du 25 octobre et du 2 novembre 1907. M. Armaingaud a riposté à son tour dans la même Revue par trois articles intitulés : Montaigne a toujours été épicurien. Il est, je crois, assez facile de réconcilier les deux adversaires en faisant observer, avec M. Villey, que le stoïcisme de Montaigne n’est ni très systématique, ni très pur, qu’il n’a pas duré longtemps, et qu’il a été enfin assez superficiel. Et au fond, je ne crois pas que M. Strowski ait voulu dire autre chose.