Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/657

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par réaction aussi contre les faciles dogmatismes d’autrefois, il a bien pu se donner les apparences du scepticisme parfait : sa griserie intellectuelle une fois tombée, il se retrouve ce qu’il a toujours été : un Gascon, un Bordelais même, très avisé, très positif, plein de prudence bourgeoise, très préoccupé de mener sans orage au port la barque fragile de la vie. Plus de grands mots, de gestes ambitieux, de périlleuses manœuvres les yeux fixés sur les étoiles : des faits. La quarantaine est passée, la cinquantaine est toute proche. Le moment est venu d’amasser un substantiel viatique pour le reste du voyage.

Or, dans cette universelle incertitude, une chose reste sûre, inexpugnable à toutes les attaques du scepticisme : la réalité du plaisir et de la douleur. « Douleur, tu n’es qu’un mot, » s’écriait le stoïcien ; mais il se trompe, et surtout il nous trompe. La douleur est la plus indéniable des réalités ; elle est un fait, un fait de conscience ; libre au stoïcien de le nier en paroles : il ne la sent pas moins, quand elle le poigne, et il crie, quand on ne l’entend pas. Pareillement le plaisir : c’est un fait très positif que la jouissance, et il n’est aucun raisonnement du monde qui puisse nous empêcher de l’éprouver. Et ce qui n’est pas moins sûr, c’est que la nature a mis en nous un instinct qui nous pousse à rechercher le plaisir et à fuir la douleur. Cet instinct même est si fort, qu’en réalité nous y obéissons, même quand nous prétendons l’éluder. Le stoïcien lui-même trouve son plaisir, — un plaisir d’une essence particulière, — à poursuivre la réalisation de ce qu’il considère comme le devoir et la vertu.


Quoi qu’ils en disent, en la vertu même, le dernier but de notre visée, c’est la volupté. Il me plaît de battre leurs oreilles de ce mot, qui leur est si fort à contre-cœur. Et s’il signifie quelque suprême plaisir et excessif contentement, il est mieux dû à l’assistance de la vertu qu’à nulle autre assistance. Cette volupté, pour être plus gaillarde, nerveuse, robuste, virile, n’en est que plus sérieusement voluptueuse. Et lui devions donner le nom du plaisir, plus favorable, plus doux et naturel : non celui de la vigueur, duquel nous l’avons dénommée. Cette autre volupté plus basse, si elle méritait ce beau nom, ce devait être en concurrence, non par privilège. Je la trouve moins pure d’incommodités et de traverses que n’est la vertu. Outre que son goût est plus momentané, fluide et caduc, elle a ses veilles, ses jeûnes et ses travaux, et la sueur et le sang : et en outre particulièrement ses passions tranchantes de tant de sortes, et à son côté une satiété si lourde, qu’elle équipolle [équivaut] à pénitence[1].

  1. Essais, livre I, chap. XIX. Il est à noter que ces lignes ne figuraient ni dans l’édition de 1580, ni dans celle de 1588, et qu’elles ont été insérées par Montaigne, comme pour en corriger après coup l’effet, dans le célèbre chapitre intitulé : Que philosopher, c’est apprendre à mourir (cf. Édition municipale, tome I, p. 101).