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plus, ici, devant nous une façon de voyant, ni même un poète à aucun degré ; mais, à défaut de génie, cet ouvrier anonyme nous montre, dans chaque page de ses Souvenirs, un talent d’autant plus estimable qu’il n’a rien que de naturel, étant fait, pour la plus grosse part, de franchise ingénue et d’honnête raison. Et tandis que le livre de l’illettré Fischer, tout imprégné d’une personnalité exceptionnelle, constituait dans les lettres allemandes un « cas » isolé, incapable de nous instruire des qualités communes aux compatriotes de l’auteur ou à la classe d’hommes spéciale dont il faisait partie, l’ouvrage nouveau joint encore pour nous, à l’intérêt considérable qui lui vient de son propre sujet, l’avantage supplémentaire de nous initier, en même temps, aux habitudes intellectuelles et morales de toute la « grande masse moyenne » de la population ouvrière du Royaume-Uni.


C’est ainsi que l’humeur paradoxale dont témoigne l’auteur, par exemple, peut légitimement nous apparaître comme l’un des traits distinctifs de sa race et de son milieu. Toujours, en effet, le paysan, l’ouvrier, le petit bourgeois anglais est possédé d’un curieux instinct d’individualisme, qui l’excite à négliger, — sinon à vouloir expressément contredire, — ces opinions établies que le peuple des autres races est plus ou moins enclin à accueillir sans contrôle. De même que l’Anglais le plus pauvre et le plus inculte, en quelque heu qu’il se trouve, a coutume de regarder son logement comme un sanctuaire inviolable, de même ce qu’on pourrait appeler l’autonomie de sa pensée lui tient jalousement au cœur, dès l’enfance, à tel point que nul scrupule ne l’arrête quand il s’agit, pour lui, de la garantir. Notre ouvrier ne nous cache pas que, jusque dans sa famille, sa femme et ses fils se font d’autres idées que lui sur les questions les plus importantes de leur vie commune ; et lui-même, sans cesse, émet devant nous les assertions les plus surprenantes avec tant d’aisance et de bonne foi que nous devinons qu’il ne cherche pas du tout à nous « épater, » mais s’abandonne simplement à son goût de juger de toutes choses suivant qu’il lui convient. J’ai reproduit déjà, tout à l’heure, quelques-uns de ses jugemens : je pourrais en citer beaucoup d’autres non moins inattendus, et dont la nouveauté piquante s’appuie sur toute sorte de tableaux et d’anecdotes d’une vérité souvent admirable. Combien je regrette, notamment, d’avoir à résumer en deux mots l’amusant chapitre où l’auteur, à l’occasion d’un travail de maçonnerie dont il a été chargé dans une prison, nous dépeint le caractère et les mœurs des prisonniers anglais ! Ces pauvres gens