Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/944

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

disproportion de son buste trop court avec de longues jambes, si bien que tous trois s’étaient enfuis, laissant leurs verres à demi pleins, et avaient pris, en courant, un brusque « raccourci » qui les avait amenés à la gare la plus proche. Essoufflés et trempés de sueur, ils ouvrent la porte du café attenant à la gare : et voici que l’homme à la petite tête les accueille de son sourire affectueux, attablé là comme s’il n’en avait point bougé depuis des heures !

J’aurais encore à noter bien d’autres particularités « nationales » dans l’autobiographie de l’ouvrier anglais, et bien des traits aussi qui doivent évidemment être venus, à l’auteur, de la fréquentation du milieu social qui l’a entouré dès l’enfance ; mais j’ai hâte d’arriver à ce qui constitue l’attrait dominant de son récit. Car, si instructive que soit cette minutieuse et exacte peinture de la carrière d’un ouvrier anglais, l’amusement qu’elle nous apporte tient surtout à la variété merveilleuse des aventures de tout genre dont elle est semée ; et j’ai ressenti de nouveau, en la lisant, l’impression littéraire d’ordre très spécial que m’avaient procurée, naguère, les Souvenirs de l’Allemand Fischer, sous la poétique grandeur de leur rythme et de leurs images. En vérité, ces autobiographies de « prolétaires » m’apparaissent de plus en plus comme les seuls ouvrages d’à présent qui puissent être comparés aux adorables « romans picaresques » d’une époque où chaque voyage avait chance de comporter des rencontres, accidens, ou autres péripéties imprévues. Désormais, cette source d’inspiration romanesque n’est plus guère accessible qu’aux tâcherons qui, de même que Fischer ou que notre auteur anglais, s’en vont à pied par les routes, en quête d’ouvrage ou d’aumône. Ceux-là seuls sont assurés d’avoir, à chaque pas, des aventures qui vaillent la peine d’être racontées ; ceux-là seuls ont affaire à des conditions sociales qui restent encore un peu différentes, d’un pays à l’autre : sans compter qu’il n’y a plus qu’eux, également, pour disposer du loisir nécessaire à l’observation de ces différences. Et aussi n’ont-ils besoin que des notions les plus élémentaires du langage écrit pour que la série de leurs Souvenirs nous divertisse à la façon d’un Bachelier de Salamanque', d’un Lazarille de Tormes, de tous ces romans de jadis qui conservent, à travers les siècles, la fraîcheur immortelle de leur simple, diverse, et charmante beauté.

Un roman « picaresque, » voilà ce qu’est, d’un bout à l’autre, le livre nouveau du maçon anglais. Avec une indifférence parfaite aux lois traditionnelles de la composition, l’auteur nous promène librement à travers son passé, expédiant en deux mots quelques-uns des