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dans le quartier, des cafés où un ouvrier avait le droit de rester assis quelque temps auprès de son verre. J’entrai dans une de ces maisons, et, aussitôt que je vis que personne ne faisait attention à moi, j’étalai mon Lamartine sur la table et me plongeai dans l’inconnu. Hélas ! après quelques mots heureusement déterrés dans mon dictionnaire, je me heurtai à un que dans un certain endroit où le contexte ne m’offrait rien pour en expliquer la signification. J’étais vaincu, honteusement défait : et du même coup, je renonçai à mes études françaises, pour ne plus m’y remettre qu’au bout d’au moins dix ans.

Je me hâtai de retourner à la brillante lumière du dehors ; et, vers trois heures, j’atteignis enfin le quartier où je logeais. Au coin d’une rue, un cireur de souliers m’arrêta, et je lui donnai mes pieds à noircir. Or, pendant que je me tenais là, avec un de mes pieds sur sa boite, voilà un gamin qui passe, me regarde, et me dit gaîment : « Eh bien ! la Brique, on se paie du vernis ? » Quoi ! arrivé à Londres depuis quelques jours, et debout sous ce glorieux soleil avec mes gages dans ma poche, être pris pour un briquetier ! A quoi bon avoir acheté Lamartine ? Et que me servait d’avoir vaillamment conquis mon indépendance ?

Je courus m’enfermer dans ma chambre, non sans avoir dû, d’abord, payer ma logeuse ; et je ne puis dire à quel point la petite chambre me parut triste, et sombre comme une prison, malgré le beau soleil. Il me fallut une forte dose d’énergie pour me décider à revêtir mon costume de rechange, et pour affronter de nouveau la gaîté des rues, qui, dans ce temps lointain, avaient un air de foire toute la soirée du samedi.

Je me rappelle avoir rencontré un jeune homme qui jouait de l’accordéon, sur le trottoir, avec une petite fille debout près de lui. Tous deux semblaient avoir honte de demander de l’argent, se bornant à prendre les sous, très peu nombreux, qu’on voulait bien leur donner. Je leur donnai une petite pièce d’argent, et certes bien méritée, en compensation du service que m’avait rendu leur rencontre. Car je n’avais point cessé de me dire, tout le temps que je les regardais et écoutais la musique : « Mes pauvres amis, sûrement votre position est pire encore que la mienne ! » Après quoi j’achetai toute sorte de menus objets à quelques-uns des innombrables vendeurs de jouets et bibelots de deux sous ; et enfin je rentrai me coucher, presque entièrement réconcilié avec l’existence.


Mais dans la grande aventure qu’est, du commencement à la fin, la libre vie vagabonde de notre ouvrier, il y a notamment une période dont le récit, avec l’intérêt propre de son sujet et le charme familier de l’accent du narrateur, égale les inventions les plus délicieuses d’un Cervantes, d’un Lesage, ou d’un Stevenson. Après avoir travaillé quelque temps au Canada, puis aux États-Unis, le maçon, — qui s’était décidé à cette émigration simplement pour voir du pays, — s’est trouvé réduit à un dénuement complet, par suite d’une de ces crises financières qui interrompent, de temps à autre, le courant trop rapide de la prospérité américaine. Aucun moyen de gagner la moindre