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marchand, le gain du marchand ; que restera-t-il pour payer les malheureuses ouvrières ? Ainsi, d’un côté, le mal irréparable dû à la nature, le pire de tous ; de l’autre, le mal dû aux conditions sociales, qui ne peut se réparer que trop lentement. La dame, en me faisant part de ces pensées, avait les yeux humides : dans l’enfant à jamais infirme et dans la poupée à bas prix façonnée par des meurt-de-faim, elle avait vu un raccourci de la misère humaine.

Les partisans des doctrines aristocratiques, comme Renan, veulent nous consoler en disant que le progrès suppose une oligarchie comblée de tous les biens, jouissant de loisirs qui lui permettent de cultiver la science et l’art, tandis que les autres hommes doivent travailler dans l’obscurité, dans l’ignorance et dans la pauvreté. C’est revenir aux doctrines antiques sur la prétendue nécessité de l’esclavage des masses pour le progrès des élites. De telles doctrines sont fausses. Le devoir de ceux qui ont pu profiter de la civilisation est d’en faire profiter les autres, au lieu de la garder pour eux sous prétexte qu’ils sont supérieurs. Il y a là un devoir de justice réparative, non pas seulement de charité. Il faut poursuivre l’universalisation et la répartition de plus en plus égale des biens, et non pas seulement en vue des simples consommations matérielles, mais en vue de l’accession de tous à la vie spirituelle. Quand certains moralistes nous disent que les riches sont les trésoriers des pauvres, nous devons entendre par ce mot les trésors spirituels encore plus que les matériels. Si nous participons davantage au vrai et au beau, c’est pour y faire participer tous les autres : notre vraie richesse est dans ce que nous donnons à autrui.


ALFRED FOUILLEE.