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trouvèrent ce ton insupportable. Mais quelle décision, quelle concision dans le récit ! Il n’est guère possible d’avoir le dessin plus juste, le trait plus net. L’artiste était déjà hors de pair, comme dans tous les essais de cette période.

Et ce réalisme ne cachait, d’ailleurs, nulle violence, nulle amertume. N’allons pas y chercher des intentions de satire. M. Rudyard Kipling joue sans arrière-pensée, en bon tireur amusé de voir sur un mur qu’il sait solide la trace de ses balles. Ce sport inoffensif n’a d’autre effet que d’exercer et de montrer son adresse. Ni l’administration de l’Inde, ni la vertu anglaise n’ont rien à craindre : si la première se trompe, si la seconde s’oublie, cela paraît drôle, comme la chute d’un bon cavalier, qui le met en posture comique et ne lui fait pas de mal ; il ramasse son chapeau, le brosse d’un revers de manche et se remet en selle. On n’aurait point envie de rire s’il s’était cassé le bras. Soyez sûrs que M. Rudyard Kipling ne raillerait pas, s’il voyait les affaires de sa race ou de sa nation en péril. Comme tous les vrais croyans, il est à l’aise dans sa foi : elle se détend et laisse du jeu à sa verve. Il prend un malin plaisir aux petites comédies que lui donnent les grandes choses. Il croit fortement, inébranlablement à la supériorité et à la sagesse de la race conquérante, à la destinée de l’Empire. Il a confiance en ces hommes énergiques et simples qui ont le sens de l’ordre, de la discipline et de la responsabilité. Chacun se tenant à sa place et à sa tâche, les fautes se réparent, en quelque sorte, automatiquement ; ceux qui les ont commises s’instruisent par l’expérience, et l’Angleterre finit toujours par triompher. Le jeune romancier le sait ; il en est sûr ; pourquoi ne s’amuserait-il pas à regarder passer, sur la route au bout de laquelle est le succès, les fantaisies ou les ridicules, à les suivre tranquillement, allègrement, au pas délibéré de l’humour ?

L’observation détachée et dégagée qu’il promène volontiers sur toutes choses ne perd rien de sa désinvolture devant les sujets les plus graves : il met sa coquetterie à rester calme où d’autres s’indigneraient, impassible devant ce qui ne pourrait manquer de les émouvoir. Les catastrophes le laissent indifférent, et les cruautés ne le touchent pas. Ce sont des faits, rien de plus, ils ont en eux-mêmes leur intérêt, leur beauté et leur signification. Ici il raille les déconvenues des jeunes officiers ou fonctionnaires à peine débarqués de la vieille Angleterre, tout