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pudeur. » Le gouverneur de Longtungpen, quand il vint se rendre, dit à l’interprète : « Si les Anglais se battent comme cela tout nus, que ne feraient-ils pas dans le monde quand ils sont habillés[1] ? » C’est sans doute ce que M. Rudyard Kipling aimerait voir ses lecteurs se demander ; et il répond lui-même dans ses histoires de soldats[2].

Elles représentent une part importante de son œuvre, non la moins originale, et un aspect fameux de son talent, non le moins significatif. Le soldat, en effet, est l’image même de la force anglaise, l’expression concrète et vivante de cette énergie que M. Kipling admire et qu’il veut glorifier. La voici bien, dégagée de tout autre élément, et, comme dirait la science, à l’état pur. L’officier est encore guidé, — ou entravé, — par des idées, des théories. Le soldat n’a que sa vigueur, sa bravoure et ce merveilleux instinct, fait de tradition et de pratique, qui le plie sans raisonnement, par conséquent sans défaillance, à une fin supérieure à lui. Il bâtit l’Empire. M. Rudyard Kipling ne dépasse point sa pensée quand il écrit sur la première page de Soldiers Three : « Ce livre est dédié, comme témoignage de vive admiration et de camaraderie, à cet homme très fort, Tommy Atkins, simple soldat d’infanterie. » Dans ses premiers contes, il lui faisait une place, et quand son ironie n’épargnait personne, il le prenait au sérieux, il parlait de lui avec complaisance et avec amour. C’est là qu’il nous a présenté ses trois héros, « les Trois Mousquetaires, » Mulvaney, Learoyd, Ortheris, un Irlandais, un géant du Yorkshire, un cockney de Londres, et nous les retrouvons, soit comme acteurs, soit comme témoins et narrateurs, dans une quinzaine d’autres histoires[3].

Leur peintre les voit tels qu’ils sont, et il n’est pas tenté de les idéaliser, parce que, tels qu’ils sont, il les aime. Ils ne sauraient être mieux. Car vous n’allez point demander, — n’est-ce pas ? — aux soldats de la Grande Angleterre, aux serviteurs à un shilling par jour de Sa Majesté britannique dans les territoires d’au-delà des mers, d’être des gentlemen raffinés ou de jeunes « intellectuels » épris de doctrine. Ce sont, comme il convient, des gaillards bien nourris de viande et gorgés d’ale,

  1. The Taking of Lungtungpen.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er avril 1900, L’Armée anglaise peinte par Rudyard Kipling ; par Th. Bentzon.
  3. Soldiers Three. Trois troupiers ; — Autres troupiers (Stook).