Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/401

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

transmet. Ils n’ont pas eu à les concevoir, à les discuter, à les accepter. Leur mépris des idées, des théories, se fût mal accommodé de cette tâche. Ils n’éprouvent aucun besoin de raisonner ces réalités profondes et obscures, qui ne doivent s’exprimer que dans des actes. Vouloir et agir, c’est pour eux la fin de la vie, et nous les voyons s’y préparer.


III

La réalité de la vie, voilà pour M. Rudyard Kipling l’intérêt suprême. Une vie profonde et obscure, plus largement soumise que la nôtre aux sentimens et aux instincts, avec de longs sommeils et des explosions violentes, voilà sans doute ce qui l’attire dans ce monde indigène où il promène ses regards aigus et tranquilles. Quel spectacle déjà pour l’artiste disposé seulement à lui livrer tous ses sens, — pour un Loti, par exemple, — cette Inde à la fois antique et primitive, qui nous paraît si vieille parce qu’elle est restée si jeune et qui emprunte une grandeur mystérieuse à son immobilité ! Mais quelle mine inépuisable pour l’imagination active, capable de reproduire le jeu des forces élémentaires, de faire revivre dans ses créations les énergies éternelles des âmes ! Tel était le cas du jeune écrivain si indifférent aux idées, si épris de réalité concrète, directement observée et immédiatement perçue. Les histoires indigènes tiennent une large place dans son premier recueil[1]. Elles forment à elles seules tout un volume publié l’année suivante, In Black and White, 1889, et se retrouvent encore en nombre dans une des plus importantes séries de cette période, Life’s Handicap, 1891. Il n’est pas surprenant qu’un observateur aux intuitions si vives, si pénétrantes et si sûres, ait été séduit de bonne heure par cette humanité d’Orient dont les gestes et la vie extérieure frappaient tous les jours ses yeux. On referait aisément tout le procès de l’âme orientale avec quelques-unes des nouvelles où l’évoque son merveilleux réalisme. Il nous en a peint l’accablement et les déchéances dans de saisissans tableaux comme la Porte des Cent chagrins. L’écrasante lourdeur du ciel, les irrespirables brouillards de chaleur qui oppriment

  1. Lispeth, miss Youghal’s Sais, His Chance in Life, In the House of Suddhoo, Beyond the Pale, The Bisara of Pooree, The Gate of Hundred Sorrows, The Story of Muhammad Din, To be filed for Reference.