Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/404

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle ne parut plus à la fenêtre grillagée. Les semaines passaient. Un soir qu’il revenait pour la cinquième fois, Trejago enfin ne fut pas déçu. « Il y avait une jeune lune, un ruisseau de lumière inondait l’impasse d’Amir Nath et frappait le grillage qui s’écarta au signal. Du fond des noires ténèbres, Bisesa tendait ses bras dans le clair de lune. Les deux mains avaient été coupées à hauteur des poignets et les moignons étaient presque cicatrisés. Puis, comme Bisesa courbait la tête entre ses bras et sanglotait, quelqu’un, dans la chambre, gronda comme une bête fauve et quelque chose de tranchant — couteau, sabre ou lance — porta un coup d’estoc à Trejago à travers le boorkha. Le coup manqua son corps, mais lui entailla un muscle de l’aine, et il boita légèrement pour le reste de ses jours. Le grillage reprit sa place. Rien ne bougeait plus dans la maison. Il n’y avait rien que la barre de clair de lune sur la muraille haute, et, derrière, les ténèbres de l’impasse d’Amir Nath. »

Ne respire-t-on pas dans ce conte, où l’a concentrée le talent d’un grand artiste, toute la dangereuse beauté d’une nuit orientale ? L’art évocateur ne nous a livré de la vie qu’un aspect entrevu ; et c’est assez pour que nous devinions le reste. Il suffit que les êtres et les choses se soient un instant reflétés dans ces yeux dont les visions, au lieu de s’éteindre, demeurent à jamais vivantes et se traduisent au regard de tous. Nous le voyons, cet Afghan trompé qui décharge en paroles son fardeau de douleur et de colère, nous lisons jusqu’au fond de son âme violente. « Dray Wara Yow Dee, » les trois ne font qu’un, — ce refrain le hante, depuis qu’au retour d’un voyage il l’a entendu chanter par une voix d’homme à la porte de sa maison. Il a décapité sa femme infidèle. Le corps sans tête, l’âme sans lueur et son propre cœur en ténèbre, les trois ne font qu’un, les trois ne font qu’un. Maintenant il cherche l’autre, l’homme, le complice. A sa poursuite il est allé de Ghor à Pubbi, de Pubbi à Peshawer, de Peshawer à Nowshera, et la randonnée continue à travers l’Inde immense, durant les nuits et les jours. « Dray Wara Yow Dee ! Dray Wara Yow Dee ! L’œil du soleil, l’œil de la lune et mes yeux à moi, mes yeux sans repos, les trois ne font qu’un, les trois ne font qu’un ! » Rien de fort et de profond comme ce long cri de fureur sauvage. Voilà des âmes simples, rudimentaires, telles que les aime M. Rudyard Kipling. Elles se découvrent dans un moment, et sa psychologie courte et forte les y saisit sans analyse.