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spontanément, sans effort. La précocité de M. Rudyard Kipling a été prodigieuse ; il a atteint du premier coup sa perfection. Nous ne pouvons nous défendre, devant cette force qui se possède, de penser à Mérimée et à Maupassant. La littérature anglaise évoque d’ordinaire de tout autres comparaisons. Si les romans en trois volumes y abondent et souvent y sont riches de choses excellentes, la « short story » y est plus rare et ne se rencontre guère que chez quelques écrivains américains, un Edgar Poë, un Bret Harte, un Mark Twain. Ajoutons enfin que l’expression est forte, directe, brutale même, étonnamment adaptée aux sujets de l’auteur et à sa manière. Il use, à son gré et d’après ses besoins, du mot hindou, du terme d’argot et du barbarisme. Sa langue est, comme il convient à son génie, exactement le contraire de notre algèbre idéologique du XVIIIe siècle, si rigoureuse et si claire, dernier terme de l’évolution de notre langue classique : elle est concrète comme son imagination même, toute chargée du réel dont elle garde la couleur et le relief.

Cette souveraineté de la sensation, de l’image qu’elle laisse après elle, explique, en même temps que le réalisme original de M. Rudyard Kipling, le goût de l’étrange, du fantastique et de l’horrible, le sens du mystère, toute la série des « eerie tales, » comme elle explique, suivant une pénétrante remarque de M. André Chevrillon[1], la coexistence dans l’esprit anglais de deux caractères, en apparence antagonistes, le sens du réel et la faculté de rêve intense. Le rêve, en effet, n’est qu’un défilé d’images soustraites à l’action de la pensée logique, maîtresses du champ de la conscience. Si l’esprit est capable de les dissocier, de les assembler en combinaisons inédites, s’il est assez actif, assez souple, assez hardi pour jouer librement avec elles, sa fantaisie créera un monde nouveau, affranchi des lois du monde réel ou peut-être soumis à des lois encore inconnues, plus subtiles mais non moins réelles que celles d’une science nécessairement étroite et inachevée. Un autre Anglais l’a dit : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en connaît notre philosophie. » Lisez à ce point de vue Le Rickshaw fantôme, cette merveilleuse histoire dont une hallucination fait tous les frais. Un homme qui s’est cruellement joué d’un fidèle amour est poursuivi par le fantôme de sa douce victime. Partout où il

  1. Voyez le bel article écrit sur M. Rudyard Kipling, il y a une dizaine d’années. et réimprimé dans les Études anglaises (Hachette).