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importe, et peut-être, par surcroît, quelque chose de plus : car pourquoi les plus nobles plantes, montées droit vers le ciel, ne verraient-elles pas s’épanouir au sommet de leur tige la fleur de la félicité ? Il y a au moins deux nouvelles de M. Rudyard Kipling, deux longues nouvelles, que n’ont pas assez remarquées ceux qui lui reprochent de n’avoir fait dans son « évangile » aucune place au véritable amour. La remarque était vraie sous la plume des premiers critiques ; d’autres l’ont répétée et elle est devenue un lieu commun. Il suffit pourtant de lire William the conqueror et The Brushwood Boy[1]. Déjà le Naulahka, écrit en collaboration avec le romancier américain Wolcott Balestier, cachait, sous son affabulation extravagante, ses caractères sans réalité et sa double intrigue, la double idée que l’action est le but de la vie et que l’amour en est la récompense. Six ans plus tard, maître de sa conception et investi de son magistère, sensible peut-être au reproche qu’on lui avait si souvent adressé de ne voir que la force et d’ignorer la douceur, de ne faire aucune place à la tendresse et de traiter l’amour comme un jeu ridicule, inutile ou dangereux, M. Rudyard Kipling publiait dans The Day’s Work les deux admirables récits que je viens de mentionner.

Guillaume le Conquérant est le surnom d’une jeune fille, miss Martyn. Durant la grande famine de l’Inde méridionale, elle refuse de quitter son frère, envoyé en mission au plus fort du désastre. Vaillante elle-même, avec le génie de l’organisation et une énergie aussi obstinée que tranquille, elle l’assistera dans sa tâche. Elle aime « les hommes qui font des choses, » et Scott, le meilleur ami du frère, est de ceux-là : il expédie la besogne de cinq hommes sans faire d’embarras. Lui et elle, chacun de son côté et parfois ensemble, ils se donnent tout entiers à leur labeur, sans jamais lui dérober le temps d’un regard ou d’un mot, aussi peu occupés l’un de l’autre que s’il n’y avait rien entre eux du profond amour où sont liées leurs âmes. Parfois seulement, une radieuse vision passe comme un éclair au-dessus de leurs efforts héroïques. L’amour n’est pas l’affaire d’une vie qui se respecte, mais il en peut être le prix ; et quand l’œuvre est accomplie, simplement, noblement, ils se révèlent l’entente absolue de leurs cœurs et pour la première fois échangent leur secret dans l’engagement des fiançailles.

  1. THE DAY’S WORK. — Trad. fr. : En famine. — La Cité des Songes (LES BATISSEURS DE PONTS).