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présens, comme la loi souveraine imposée aux efforts de l’avenir. Ainsi s’édifiait jour à jour cette œuvre nationale dont l’auteur devenait la voix d’un peuple, d’une race, le « héros, » comme eût dit Carlyle. L’année 1897 marqua sans doute l’apogée de sa gloire. Il avait trente-deux ans. Il avait publié, sans compter ses premiers essais poétiques, plus des trois quarts de ses écrits. Il venait de composer, à l’occasion du Jubilé de la Reine, ce Recessional que le Times imprimait le 17 juillet et qui circulait aussitôt, autographié, copié à la main, dans toutes les demeures du Royaume-Uni où on l’apprenait par cœur, où on le récitait avec une joie tremblante, une fierté émue, une ferveur religieuse. Le Spectator consacra à ces quelques vers une page éditoriale où il déclarait que l’auteur avait « interprété le sentiment national avec une intuition et une force véritablement merveilleuses. » Sir Walter Besant leur rendait un peu plus tard cet éloquent témoignage : « Le chant descendit sur nous comme un solennel prélude, et l’empire tout entier devint grave, car à cet appel l’idéal d’un peuple se levait dans tous les cœurs. » De ce jour, M. Rudyard Kipling connaît une gloire universelle. En 1898, pendant une maladie où sa vie fut en péril, le monde anglo-saxon consterné attendait les nouvelles, et l’Empereur allemand télégraphiait à Mrs Kipling son admiration et ses vœux pour « le héraut de leur grande race commune. » On le lit, on récite ses ballades dans tous les pays où est parlée la langue anglaise. Il est traduit partout, et d’une manière remarquable en France[1], où il plaît d’abord par l’aspect extérieur et purement littéraire de son talent, l’intensité d’un réalisme si différent du nôtre, ses cruautés, ses étrangetés et son exotisme qui ne rappelle jamais celui de Pierre Loti. Mais c’est en Angleterre qu’il faut contempler l’éclat de cette renommée durant les trois ou quatre dernières années du XIXe siècle. En moins de temps qu’il ne lui en faut d’ordinaire pour s’élever au-dessus de l’horizon, l’astre est monté au zénith. « En fait, » déclare dans une interview le romancier américain William Dean Howells, « je crois juste de dire que sa réputation dépasse celle de

  1. C’est ici même, il faut le rappeler, que parurent les premières traductions françaises de Kipling (Revue des Deux Mondes, 1er déc. 1891, 15 fév. 1892). Elles étaient dues à la fidèle et précieuse collaboratrice de la Revue, Mme Bentzon. — Depuis, MM. Louis Fabulet et Robert d’Humières ont mérité, par le nombre et la qualité de leurs traductions, d’attacher leurs noms au succès des œuvres de Rudyard Kipling en France.