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Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/429

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notions d’espace et d’étendue données par le toucher pour construire l’idée de cet objet et s’en faire une image exacte. La vue est un toucher à longue portée, avec la sensation de la couleur en plus ; le toucher est une vue de près avec la couleur en moins, et avec la sensation de rugosité en plus. Les deux sens nous donnent des connaissances de même ordre.

Les clairvoyans ne peuvent pas embrasser la terre d’un seul regard ; ils ne laissent pas cependant de s’en construire une idée d’après les indications que leur donnent les géomètres. De même pour les objets qu’ils ne pourront point toucher, les aveugles se formeront des idées d’après les rapports des clairvoyans toujours traduisibles en langage tactile.

Donc l’aveugle-né sera privé de la notion de couleur : c’est une notion élémentaire celle-là, qu’aucun autre sens ne peut donner, qu’aucun langage ne peut faire comprendre, qu’aucune analogie ne peut permettre d’entrevoir à qui n’a pas vu. J’y joins la notion de lumière qui est dans le même cas. Mais ce sont là des notions de peu d’importance au point de vue intellectuel : elles ne concernent que la superficie des objets ; elles n’entrent en aucune façon dans la constitution des idées essentielles à la pensée humaine comme sont les idées d’espace, de temps, de cause, etc.

L’aveugle sera encore privé de ces impressions de plaisir ou de douleur que causent à l’esprit certains rapports entre les formes et les couleurs perçues par l’œil. Il n’aura pas la sensation du beau visuel. Je ne connais pas un aveugle-né qui se soit fait une idée précise de la beauté du visage, de la beauté d’un paysage ou d’une statue. Et ici je reconnais que ce qui lui manque est considérable. Beaucoup d’émotions puissantes lui sont refusées. Mais sa perte n’est pas à proprement parler intellectuelle. Ces rapports ne donnent naissance à aucune idée claire et distincte, elles n’éveillent que des impressions subjectives. Quand nous parlerons de l’aveugle artiste, il nous faudra mentionner cette lacune capitale ; pour étudier son intelligence, il y a peu de compte à en tenir.

Lumière, couleur, beau physique, si j’ajoute à cela la perspective qui concerne manifestement le fonctionnement de la vue seule et qu’aucun aveugle de ma connaissance n’est arrivé à se représenter clairement, je crois bien que j’aurai tout énuméré. Et ces lacunes ne se rencontrent que chez l’aveugle-né et chez