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absolument irréalisable. En fait, il avait très vite compris que la jeune fille se moquait de ses regards passionnés ; et il en avait conçu un ressentiment qui, vingt ans après, continuait encore à se refléter dans ses entretiens. Sur l’un de ces navrans « carnets de conversation » où, au-dessous des questions écrites de ses visiteurs, il lui arrivait parfois d’écrire aussi ses réponses, — oubliant qu’à défaut du pouvoir d’entendre, il conservait au moins celui de parler, — nous lisons, à la date de février 1823, que la comtesse Gallenberg s’est autrefois jouée de lui, sauf à s’en repentir quelques années plus tard. « Revenue à Vienne, — raconte-t-il dans un français à peine plus barbare que son allemand, — elle cherchait moi pleurant : mais je la méprisais. » De telles relations ne se conciliaient ni avec le ton, ni avec le contenu de la lettre ; et il n’y avait pas un mot de celle-ci qui pût convenir au caractère de la jeune fille infiniment hautaine et frivole qu’avait été, suivant le témoignage unanime des contemporains, la future comtesse Gallenberg. Enfin alléguait-on, à l’appui de l’hypothèse de Schindler, la dédicace de la sonate du Clair de Lune ? Thayer avait beau jeu de répondre que ce n’était que par hasard que ce morceau avait été dédié à Giulietta : car Beethoven, d’abord, avait simplement fait hommage à sa belle élève d’un innocent Rondo de piano en sol, et n’avait ensuite transporté sa dédicace sur la sonate que parce qu’une autre dame avait sollicité l’honneur de lire son nom sur ledit rondo. Sans compter que l’admirable sonate, de l’aveu exprès de son auteur, lui avait été inspirée par une petite ballade du poète Seumer, — on sait que nombre des principales œuvres de Beethoven sont nées, ainsi, du désir d’ « illustrer » en musique des poèmes ou des drames, — et ne pouvait donc nullement avoir, pour nous, la valeur autobiographique d’une confidence amoureuse.

Encore Thayer ne s’en tenait-il pas à cette première conclusion, toute négative. A grand renfort de citations et de raisonnemens, il établissait que la lettre à « l’immortelle bien-aimée » devait avoir eu pour destinataire une jeune femme que Beethoven avait aimée après le mariage de Giulietta, aimée d’une affection plus profonde, plus durable, et probablement payée de retour. Depuis 1806, en effet, plusieurs lettres du musicien portaient l’empreinte d’une étrange exaltation romanesque mêlée de mystère, avec de discrètes allusions à des projets, des espoirs, des occupations d’une extrême importance. Cet état d’esprit se prolongeait pendant quatre années, jusqu’à une lettre du 2 mai 1810 où Beethoven priait son ami Wegeler de lui envoyer de Bonn, au plus vite, son certificat de baptême. Et