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ne la retirera pas, et, d’autre part, quelle que soit notre volonté pacifique, il nous est interdit de la tolérer. Et après ? » Sans oser prononcer le mot, je sentais en mon cœur la lugubre approche d’une guerre, de cette guerre dont j’avais l’horreur. Peines perdues ! peines perdues ! Cette crise d’émotion ne dura qu’un instant : la colère est en moi comme l’étincelle qui jaillit du choc d’un caillou et s’éteint aussitôt. Sachant que les manières languissantes ne persuadent pas, j’ai toujours mis de la passion dans mes discours et dans mes actes ; mais, ainsi que l’a remarqué Darimon, qui m’a beaucoup pratiqué et dénigré, je conserve ma lucidité d’esprit au milieu des circonstances les plus difficiles[1]. Dans le cours de cette crise, je vais traverser bien des angoisses, éprouver bien des tortures morales, être obligé souvent de prendre des décisions rapides ; à aucun moment, je ne perdrai la possession de moi-même ; j’agirai comme si j’avais à résoudre un problème de géométrie ou d’algèbre, inaccessible aux influences, soit de la presse, soit de l’Empereur ou de l’Impératrice, soit de mes amis ou de mes ennemis, n’ayant aucun souci de ce qu’on dira ou de ce qu’on ne dira pas, suivant ma propre initiative, ne me déterminant que par des considérations tirées du devoir envers ma patrie et l’humanité.

Il est heureux que Gramont ne m’ait pas rencontré au ministère, et qu’il ait été obligé de m’écrire, car sa lettre témoigne de la modération et de l’élévation de ses sentimens. Ce n’est pas le cri d’un homme irascible, aux aguets du prétexte attendu, pour provoquer une nation détestée ; c’est la pensée d’un honnête ministre, maître de lui, qui ne songe qu’à écarter de son pays et de l’Europe les calamités d’une guerre. Il ne s’écrie pas comme Cavour en 1859, comme Bismarck en 1866 : « Enfin nous tenons notre casus belli ! » Il dit simplement : L’affaire est grave, il faut faire échouer cette intrigue. Et la campagne qu’il conseille, ce n’est pas une campagne sur le Rhin, c’est une campagne dans le Constitutionnel. Faire de lui un personnage prompt, irascible, est certainement le contresens biographique le plus risible. Gramont était un esprit calme, trop rompu aux affaires pour s’en laisser troubler. Comme nous tous, il a été inquiet, préoccupé ; à aucun moment, nous ne l’avons vu irrité et s’abandonnant à des impressions violentes et à des promptitudes

  1. Darimon, Notes pouvant servir à l’histoire de la guerre de 1870, p. 193.