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Vauvenargues l’a dit, les grandes pensées viennent du cœur. » — Pour lui du moins, c’était vrai ; ce qui veut dire qu’il était poète et que ses idées n’étaient jamais que des formes de ses sentimens.

C’était une âme extrêmement sensible, très facilement bouleversée et déchirée, prompte à s’abattre, non seulement encline à la désespérance, mais comme avide de désespoir et qui y trouvait des charmes, ce qui est la disposition la plus terrible parmi toutes les dispositions du monde ; une âme enfin, et je prie qu’on se souvienne de ceci pour la clarté de tout ce qui va suivre, qui aurait fléchi et se serait renoncée, si elle n’avait pas eu l’amour de l’art et de la gloire.

Il se peint lui-même à vingt-deux ans avec une précision suffisante et, du reste, avec une sourde amertume, dans le fragment suivant d’une de ses lettres intimes : « Ne connaissez-vous pas, autour de vous, des esprits heureusement doués, rêveurs, enthousiastes, aussi prompts dans leur entraînement qu’ingénieux à se désabuser, passant d’un extrême à l’autre avec sincérité, parce qu’ils sont à la merci d’un tempérament très inégal, plein de paradoxes involontaires, trop réfléchis pour ne pas le reconnaître, trop démonstratifs pour le dissimuler, toujours séduits par le mirage éblouissant des souvenirs et des espérances et se faisant de la sorte un monde impossible en dehors de la réalité… capables de tout entreprendre, incapables de rien poursuivre ; aussi faibles contre eux-mêmes que contre les autres, peuplant ainsi leur vie de projets sans sagesse et de regrets sans fruits ; ne vivant pas, comme dit Pascal, mais se préparant à vivre ; jusqu’à ce que leur imagination, mal alimentée, s’épuise de consomption et que le hasard des circonstances les fasse échouer quelque part, à trente ans, dans un coin médiocre, imprévu, de la vie sociale. Je suis de ces esprits-là, mon ami… »

Il fut de ces esprits-là jusqu’au moment où l’amour de l’art et la conviction enfin acquise que l’art pourrait lui donner un nom vinrent mettre un lest dans cet esquif léger, vagabond et vulnérable, qui, sans cela, eût été vite à la dérive ou à l’écueil.

Mais remontons de quelques années. En 1836, à seize ans, Fromentin était en rhétorique, au lycée de La Rochelle, et faisait des discours français pour son professeur et des vers français pour lui. On a des vers de lui de ce temps-là. Ils ne sont pas tous bons, comme on peut croire, mais il y en a déjà qui ont du