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indigènes provoque en effet une évolution dans leur manière de penser. Certes, il ne se produit pas parmi eux un mouvement de libre pensée, comme celui que l’on voit se développer en Europe ; mais dès maintenant, sans rompre avec l’orthodoxie, sans sortir du cadre de l’islamisme, dans l’intérieur même de la religion, beaucoup d’indigènes à l’esprit cultivé que tourmente le besoin de logique et de vérité cherchent des conceptions appropriées à cette existence nouvelle qui commence pour eux.

On voit poindre en ce moment chez les musulmans de notre Afrique du Nord un mouvement semblable à celui qui se produisit en Europe quand le protestantisme entreprit de réformer le monde chrétien, en prenant son point d’appui sur la Bible et en soutenant que l’Eglise romaine en avait dénaturé l’esprit. Des jeunes gens qui ont reçu une éducation plus ou moins européenne essaient de démontrer à leurs coreligionnaires que si les sociétés arabes sont en ce moment si arriérées par rapport aux sociétés européennes, c’est parce qu’elles ne sont pas restées fidèles à l’esprit libéral et progressiste du Coran. Ce mouvement, né en Egypte, recrute des adhérens de jour en jour plus nombreux en Algérie et en Tunisie.

À ce point de vue, l’ouvrage que viennent de faire paraître de jeunes Tunisiens, MM. Benattar, Ettealdi et Sebaï, l’Esprit libéral du Coran, est un témoignage symptomatique du travail qui s’opère ainsi. Nous pensons volontiers en Europe que si les pays musulmans sont tombés dans l’état de décrépitude où ils sont aujourd’hui, c’est parce que la race arabe intelligente et fine avait été remplacée dans la direction de l’Islam par des races plus lourdes, les Berbères et les Turcs. Nos écrivains tunisiens attribuent, eux, cette décadence aux commentateurs qui ont été innombrables dans la littérature arabe et dont les gloses réactionnaires ont fini par complètement oblitérer le sens réel du Coran, et surtout au développement des confréries religieuses qui propagent les plus basses superstitions. Le grand effort de Mahomet avait été d’établir le culte de Dieu dans une parfaite pureté. Et à ce culte, les confréries ont substitué un culte des saints d’une grossièreté qui a été funeste à tout progrès. Les indigènes à qui l’on fait croire qu’il suffit de l’intercession d’un marabout non seulement pour gagner le paradis, mais encore pour réussir dans leurs affaires terrestres, deviennent incapables par-là de toute initiative et de toute vraie moralité.