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de la langue de Voltaire et de Victor Hugo[1]. Partout, à Constantinople, comme à Smyrne et en Grèce, comme sur le bateau russe lui-même, sur lequel nous naviguions, M. Novikof découvrait des argumens en faveur de sa thèse favorite.

Il en est un auquel je ne sais s’il a songé, et que me suggéraient, de Budapest à Bucarest et à Constantinople, les sympathies pour notre langue des pays danubiens et balkaniques. A tous ces peuples, si ancienne et si sincère que soit leur amitié pour nous, leurs préférences pour le français sont inspirées, bien moins par leurs sympathies pour la France, que par le sentiment de leur propre intérêt, par une sorte d’instinct national. Sur les deux versans du Balkan comme sur les deux rives du Danube, les peuples de toute origine se sentent presque également menacés par l’incessante poussée allemande, par le Drang germanique, qui s’exerce de plus en plus vers le Sud-Est, et que les vastes perspectives ouvertes par les ambitieux promoteurs de la ligne de Bagdad rendent redoutable à tous les pays situés sur le passage de la locomotive allemande. Plus se fait sentir la pression teutonique, allemande ou austro-allemande, plus l’influence de Berlin semblait prédominer à Constantinople, plus les commis voyageurs du Nord envahissent les pays au Sud du Danube, et plus les peuples assujettis, malgré eux, à l’hégémonie économique des Allemands cherchent à fortifier leur nationalité contre les empiétemens du germanisme[2]. Ne pouvant toujours se défendre sur le terrain économique, ils s’efforcent de maintenir ou de reconquérir leur indépendance, non seulement sur le terrain politique, mais sur ce qu’ils appellent le terrain de la culture. Les Allemands ont beau leur vanter sans relâche les bienfaits de la civilisation germanique et la supériorité de la deutsche Kultur, les peuples danubiens et balkaniques refusent, obstinément, d’en rester les humbles tributaires. Pour mieux assurer leur indépendance politique et leur autonomie nationale, ils cherchent à rejeter de leurs fronts, sans toujours y parvenir, l’orgueilleux joug de la pesante culture germanique, s’ingéniant à s’y soustraire comme à une sorte de

  1. Voyez, dans la Revue du 1er décembre 1907, l’étude de M. J. Novicow : La Langue auxiliaire du groupe de civilisation européenne. — Les Chances du français, et, dans la Revue du 1er juin 1903, un article de F. Brunetière intitulé : Une Apologie de la langue française.
  2. Voyez, outre l’Europe et l’Empire ottoman de M. René Pinon, le livre de M. René Henry : Des monts de Bohême au golfe Persique.