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consolations de ma sœur, s’imagina que sa charité la porterait à demeurer avec lui au moins un an, pour lui aider à se résoudre dans le malheur. Il lui en parla, mais d’une manière qui faisait tellement voir qu’il s’en tenait assuré, qu’elle n’osa le contredire de crainte de redoubler sa douleur, de sorte que cela l’obligea de dissimuler jusqu’à notre arrivée [fin novembre]. Alors elle me dit que son intention était d’entrer en religion aussitôt que nos partages seraient faits, mais qu’elle épargnerait mon frère, en lui faisant accroire qu’elle y allait faire seulement une retraite. Elle disposa toutes choses pour cela en ma présence ; nos partages furent signés le dernier jour de décembre, et elle prit jour pour entrer le 4 janvier.

La veille de ce jour-là, elle me pria d’en dire quelque chose à mon frère le soir, afin qu’il ne fût pas si surpris. Je le fis avec le plus de précaution que je pus ; mais quoi que je lui disse, que ce n’était qu’une retraite pour connaître un peu cette sorte de vie, il ne laissa pas d’en être fort touché. Il se retira donc fort triste dans sa chambre, sans voir ma sœur qui était lors dans un petit cabinet où elle avait accoutumé de faire sa prière. Elle n’en sortit qu’après que mon frère fut hors de la chambre, parce qu’elle craignait que sa vue lui donnât au cœur. Je lui dis de sa part les paroles de tendresse qu’il m’avait dites : après quoi, nous nous allâmes tous coucher. Mais quoique je consentisse de tout mon cœur à ce qu’elle faisait, à cause que je croyais que c’était le plus grand bien, qui lui pût arriver, néanmoins la grandeur de cette résolution m’étonnait de telle sorte et m’occupait si fort l’esprit que je n’en dormis point de toute la nuit. Sur les sept heures, comme je voyais que ma sœur ne se levait point, je crus qu’elle n’avait point dormi non plus, et j’eus peur qu’elle ne se trouvât mal, de sorte que j’allai à son lit, où je la trouvai fort endormie. Le bruit que je fis l’ayant réveillée, elle me demanda quelle heure il était : je le lui dis, et lui ayant demandé comment elle se portait et si elle avait bien dormi, elle me dit qu’elle se portait bien et qu’elle avait bien dormi. Ainsi elle se leva, s’habilla et s’en alla, faisant cette action comme toutes les autres dans une tranquillité et une égalité d’esprit inconcevable. Nous ne nous dîmes point adieu de crainte de nous attendrir, et je me détournai de son passage lorsque je la vis prête à sortir. Voilà de quelle manière elle quitta le monde. Ce fut le 4 janvier de l’année 1652, étant lors âgée de vingt-six ans et trois mois.


O Racine, vous qui alliez pleurer aux prises de voile de vos filles, vous n’avez pas, dans toute votre œuvre tragique, de page plus belle, plus noble, plus sobrement, et, si je l’ose dire, plus chastement émouvante que celle-là. Beauté tout intérieure, toute morale, faite de sa simplicité et de sa nudité mêmes, et qui est si bien dans la grande manière et selon l’esprit de Port-Royal. Émotion involontaire, d’autant plus pénétrante qu’elle est plus contenue. Noblesse qui semble n’avoir pas conscience d’elle-même et qui est sans faste, sans étalage, comme il convient aux gestes les plus naturels de l’âme. Et quelles âmes, profondes, vibrantes, héroïques, vraiment maîtresses d’elles-mêmes ce récit sans