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dogmes scientifiques d’il y a quarante ans, — visions d’événemens lointains ou prémonitions d’événemens futurs, — il les supprime sans discussion, comme autant de fables inventées après coup. Et lorsque, par-dessus ces miracles épisodiques, la voix unanime des historiens précédens lui atteste le grand miracle de la délivrance, et du relèvement d’un peuple sous l’action d’une jeune paysanne ignorante et dévote, c’est absolument de la même manière que, a priori, il estime impossible, un phénomène dont la réalité serait contraire aux lois scientifiques de l’enchaînement invariable des effets et des causes. Pas une fois il ne s’attache sérieusement à démontrer, à établir sur des preuves solides et formelles l’insignifiance du rôle militaire qu’il attribue à son héroïne, non plus qu’il ne prend la peine de réfuter les témoignages concernant les prédictions de Jeanne, ou le « secret » qu’elle prétend avoir révélé au roi Charles VII : tout cela constitue, à ses yeux, autant d’impossibilités historiques qui ne méritent pas d’être considérées. Et ainsi, il nous raconte la vie « humanisée » de la Pucelle, avec un charme exquis dans l’évocation poétique des paysages, des mœurs, et des caractères, mais en effaçant toujours, au fur et à mesure de son récit, tout ce qui prêterait à la personne ou aux actes de la jeune fille une apparence exceptionnelle, — attendu que, suivant lui, l’ordre régulier de la nature ne supporte point d’exceptions[1].

Or, il se trouve que nous sommes aujourd’hui de plus en plus enclins à reconnaître, dans tous les domaines de la nature, la possibilité de ces « exceptions » que M. France rejette d’emblée, — avec un dogmatisme qui ne laisserait point de nous surprendre chez le poète désabusé de l’Étui de Nacre, si nous ne nous rappelions que son délicieux sourire a toujours caché un fond très solide de croyance aux doctrines littéraires et morales de sa génération. Aussi bien nous a-t-il montré, dans un de ses contes, le vieux procurateur Ponce-Pilate ayant oublié jusqu’à l’existence du prétendu Roi des Juifs qu’il avait, naguère, condamné à mourir sur la croix : et pareillement il imaginerait volontiers Charles VII, Dunois, et le duc d’Alençon, vingt-cinq ans après la levée du siège d’Orléans, ne parvenant plus à distinguer, dans leurs souvenirs, Jeanne la Lorraine de Catherine de la Rochelle, de la Pierronne, et d’une demi-douzaine

  1. Voyez, dans la Revue du 15 avril 1908, la Jeanne d’Arc de M. Anatole France, par M. René Doumic.