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du mérite et la punition du talent[1]. La profession d’homme de lettres devient à ses yeux le dernier des métiers. Son langage est amer, toutes les fois qu’il en parle. Il compare ses confrères « à des ânes ruant et se mordant devant un râtelier vide, pour amuser les gens de l’écurie[2]. » Ce qui est significatif, c’est qu’il paraît vouloir tenter ailleurs la fortune. Il reconnaît qu’il a fait fausse route ; il songe à une autre carrière. Ses amis, dit-il, savent bien qu’il est propre à plusieurs choses en dehors des lettres[3]. Quelques-uns d’entre eux se sont unis en effet pour le servir. Ils lui destinent probablement quelque poste diplomatique, comme celui que Rulhière tenait du baron de Breteuil, — à moins que ce ne fût une place dans les ministères, qui l’aurait retenu à Paris en lui donnant « les commodités de la vie[4]. » De toute manière, on lui cherche une situation, comme il le demande. Mais Chamfort était un mauvais solliciteur ; il soutenait mal ceux qui s’intéressaient à lui. Au moment décisif, il hésitait : c’était sa maladie ordinaire. Il n’était plus sûr de désirer ce qu’on lui offrait ; il était dégoûté par avance de ce qu’il était sur le point d’obtenir. Il ne put donc pas, malgré les efforts de puissans personnages, prendre pied dans la diplomatie ou dans une fonction quelconque, et, comme il ne retourna pas à la littérature, sa vie fut complètement désemparée.


V

Pendant les tergiversations de ce caractère inquiet, défiant, irrésolu, la Révolution approchait. Tous les gens de lettres l’avaient préparée. Cependant elle fut pour presque tous une surprise, pour la plupart un cruel mécompte. Chamfort est peut-être celui qui l’a le mieux accueillie ; il lui est resté fidèle jusqu’au jour où, après en avoir été le partisan obstiné et le panégyriste enthousiaste, il en devint la victime. Il a dit dans le prologue d’un conte t

Je fus toujours un peu républicain ;
C’est un travers dans une monarchie[5].
  1. Éd. Auguis, I, p. 408.
  2. Ibid., V, p. 291.
  3. Ibid., V, p. 270.
  4. Ibid., V, p. 291.
  5. Ibid., V, p. 144.