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comme secrétaires de leurs commandemens. Puis les ministres : ils ont le flot des pensions et le font couler où ils veulent. Puis les diplomates, les grands seigneurs, les financiers. Ajoutez-y les grandes dames, qui se piquent de réunir plusieurs fois par semaine, à leur table, toute la littérature. Il y a partout des dîners dans Paris. Les gens de lettres en arrivent à perdre l’habitude de manger chez eux. Marmontel prend tous ses repas chez Mme Geoffrin, à la rue Saint-Honoré ; il finit même par y coucher et n’en plus sortir. L’abbé Barthélémy ne quitte pas Chanteloup, où il vit dans l’intimité des Choiseul. L’abbé Morellet s’installe pendant toute la belle saison chez Mme Helvétius, à Auteuil.

Chamfort, quelles que fussent ses dispositions naturelles, fit comme tout le monde. N’en soyons ni surpris, ni indignés : il ne pouvait guère faire autrement. Remarquons seulement qu’il paraît s’y être plié parfois d’assez bonne grâce. Mlle de Lespinasse, qui le rencontra revenant des eaux de Barèges où il avait été fêté dans la société des Choiseul, écrivait le 25 octobre 1774 : « Je vous réponds que M. de Chamfort est un jeune homme bien content ; il fait bien de son mieux pour être modeste[1]. » Remarquons aussi que ses protecteurs se trouvent surtout parmi les adversaires les plus décidés de la Révolution et que ces désaccords de sentimens, ces divergences d’opinions entre eux et lui ne semblent pas l’avoir beaucoup gêné : il y a du piquant et de l’inattendu dans l’existence de Chamfort. On se souvient que sa tragédie avait réussi à la Cour, sinon à la ville, que la Reine l’avait fort admirée, entraînant à sa suite l’admiration des courtisans, et qu’elle avait aussitôt gratifié l’auteur d’une pension de 1 200 livres sur les Menus Plaisirs. Un peu plus tard, la sœur du Roi, Madame Elisabeth, le prenait pour son secrétaire, ce qui lui rapportait encore 2 000 livres. Les personnes qui avaient sollicité et obtenu cette place pour lui, appartenaient au cercle de Marie-Antoinette, à la coterie du Comte d’Artois et de la duchesse de Polignac. C’est là qu’il rencontra l’un des hommes les plus séduisans de l’époque, le comte de Vaudreuil, qui lui témoigna des égards particuliers et se lia étroitement avec lui. Il faut reconnaître, à la louange de tous les deux, que l’affection semble avoir été, de part et d’autre, sincère et profonde. Chamfort parle « de l’amitié la plus tendre qui se puisse imaginer[2]. »

  1. Lettres, éd. Asse, p. 141.
  2. Éd. Auguis, V, p. 281.