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demain ces deux bureaux étaient mis en vente, les « amateurs » mépriseraient le premier et s’arracheraient le second à prix d’or. Cette différence de traitement concrète la protestation du luxe actuel contre la jouissance démocratisée. Cette recherche forcenée de l’ « unique » est un sentiment que nos pères n’ont pas connu, parce qu’ils n’étaient pas guettés comme nous par la reproduction et l’imitation.

Pourrait-on nier cependant le nivellement social des jouissances, parce qu’il continue d’exister une vingtaine de gens qui ont un yacht, une grande chasse ou une galerie de tableaux ? Faut-il, pour que les Français soient heureux, qu’ils détiennent tous le meuble unique, ou qu’on brise ce meuble puisque tout le monde ne peut l’avoir ? Il est des cas où le « plaisir de rareté » est indéniable, lorsqu’il s’agit de certains biens dont la foule ne peut user sans leur enlever une partie de leur charme : il serait sans doute plus agréable pour chaque Parisien de posséder le Bois de Boulogne à soi tout seul, ou avec un petit nombre d’amis, plutôt que d’en partager aux jours de fête la jouissance avec 500 000 propriétaires. Mais c’est justement la gloire du Progrès d’avoir créé cet encombrement, en rendant accessible à tous la promenade jadis éloignée.

Les seules jouissances que n’éprouveront jamais l’universalité des êtres sont les jouissances exceptionnelles ; M. de la Palisse est le seul qui l’eût remarqué ; personne autour de nous ne s’y résigne. Oserions-nous bien rire de cet enfant jaloux qui refuse les pâtisseries offertes à la table de famille en disant avec rage : « Le seul gâteau que je veuille c’est celui que mon frère a mangé ! » Il est des jouissances négatives, on ne les nivellera jamais ; pour beaucoup de nos contemporains, la seule privation vraiment insupportable, c’est de penser qu’il puisse exister un plaisir auquel ils ne goûtent pas.


Vte G. d’Avenel