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créant des industries qui la nourrissent, en lui rendant la propriété de cette terre d’où elle doit tirer sa subsistance, et l’agitation politique, qui est purement artificielle, tombera d’elle-même. M. Balfour parcourut l’Irlande et visita particulièrement les districts de la côte Ouest qui sont les plus pauvres et qui vivaient encore dans un état de demi-barbarie. On lui avait promis le plus mauvais accueil, et l’on disait que sa vie même serait en danger[1]. Il n’avait pas attaché la moindre importance à ces sinistres prophéties, mais sa sœur avait tenu à honneur de l’accompagner dans une tournée qu’on disait dangereuse. Le voyage s’accomplit sans accident et donna à M. Balfour des impressions très diverses qu’il a racontées dans un discours, prononcé à Liverpool, peu après son retour d’Irlande : « Nous n’étions pas, dit-il, à la recherche du pittoresque, mais nous l’avons bien souvent rencontré sans l’avoir cherché. Je voudrais que vous vous fussiez trouvés avec nous dans certain village de la côte Sud du comté de Donegal. On nous avait prévenus que nous aurions là une belle vue. Nous suivîmes donc l’unique et étroite rue aux deux côtés de laquelle se serraient les huttes sordides. Nous vîmes les maigres moutons, tondus deux fois l’an, cherchant leur nourriture, sans la trouver, sur un sol aride ; nous vîmes les paysans extraire de leur champ des pommes de terre pourries et toutes noires. Nous n’avions pas fait mille pas qu’un spectacle admirable s’offrait à nous, un spectacle tel qu’aucun autre coin du Royaume-Uni n’en présente, peut-être, un semblable. Nous étions au bord de la falaise ; à nos pieds venaient mourir les grandes vagues de l’Atlantique ; devant nous l’espace sans bornes, le rayonnement infini de la lumière. Quel contraste entre l’effroyable misère humaine et la splendeur de l’œuvre divine qui l’entoure !… » Et, à cette pensée religieuse, une autre succède qui n’est pas moins noble. C’est le ministre qui reprend la parole après le philosophe et l’artiste : « Il est impossible, quand on voit ces choses, de ne pas se dire que l’Angleterre a ici un grand rôle à jouer, un grand devoir à remplir[2]. »

  1. On sait que l’un des prédécesseurs de M. Balfour, lord Frederick Cavendish, avait été assassiné par les « Invincibles. » Toutes les nuits, lorsque M. Balfour sortait du Parlement pour rentrer chez lui, sa route était éclairée, sans qu’il en sût rien, par des détectives discrets, dissimulés dans les angles obscurs. C’est à eux, peut-être, que l’Angleterre doit de posséder encore M. Balfour.
  2. En traduisant, j’abrège, quoique à regret.