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instinctif des masses des raisons conscientes de s’exalter. Enfin, l’enseignement des langues étrangères assure au jeune Grec une supériorité pratique évidente, dans cet Orient où la glossolalie a toujours été un instrument de fortune ou de domination.

Ainsi se répand et s’enracine, même dans les couches inférieures de la population, cette idée que l’instruction mène à tout, et qu’elle est, pour un bon Hellène, le premier des devoirs après la fidélité religieuse. Je me souviens d’avoir rencontré, dans un hôtel de la Haute-Egypte, un pauvre diable de Chiote, qui remplissait les fonctions de portier. Constamment je le voyais plongé dans des livres. Ayant appris le français presque tout seul, il s’exténuait sur la grammaire anglaise ; et, en manière de distraction, il dévorait l’Histoire de Kolokotroni, ou le Juif-Errant d’Eugène Sue. L’une de ces lectures fouettait son patriotisme, et l’autre ragaillardissait sa haine contre les Latins de robe longue.

Cependant, des observateurs moroses se montrent peu touchés de si méritoires efforts. « A quoi sert, disent-ils, ce beau patriotisme, du moment qu’il reste pacifique ? Les Grecs ne sont point belliqueux, ou, s’ils le deviennent, il leur en cuit. Dès lors, cette vaine agitation nationaliste est la plus dangereuse des folies. Il n’y a, au fond de tout cela, que jactance, sotte imitation de certains chauvinismes européens : en définitive, ce ne peut pas être sérieux. L’Hellène a très fortement le culte de la race, il n’a pas celui de la patrie, au sens où nous l’entendons. Prompt à remplir tous les devoirs de solidarité envers ses frères, il est incapable de s’imposer les sacrifices qu’exigent le maintien et le développement d’une nation moderne. Pour lui, l’existence de la Patrie n’est pas liée à la possession d’un morceau de territoire, elle est partout où il y a des Hellènes. »

Sans doute, ces critiques ont raison. Il en est peut-être ainsi, en temps ordinaire. Mais, au moindre danger, l’instinct de solidarité s’élève, chez ces peuples, jusqu’au patriotisme véritable et se confond avec lui. Alors, la conscience d’un devoir non plus individuel, mais collectif envers une société à la fois réelle et idéale, qui est la Patrie, se précise dans la masse. Au moment des massacres de Burgas et d’Anchialo, j’ai assisté, dans le Péloponnèse, à une manifestation de ce genre, qui me laissa une impression profonde. Je venais d’arriver à Tripoli. La veille, les journaux d’Athènes avaient apporté la nouvelle des atrocités