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tout occupée de choses qui avaient du rapport à lui et à la passion qu’elle lui cachait, c’est ce qui n’a jamais été goûté ni imaginé par nul autre amant. Ce prince était aussi tellement hors de lui-même qu’il demeurait immobile à regarder Mme de Clèves sans songer que les momens lui étaient précieux. Quand il fut un peu remis, il pensa qu’il devait attendre à lui parler qu’elle allât, dans le jardin. Il crut qu’il le pouvait faire avec plus de sûreté parce qu’elle serait plus éloignée de ses femmes ; mais voyant qu’elle demeurait dans le cabinet, il prit la résolution d’y entrer. Quand il voulut l’exécuter, quel trouble n’eut-il point ? Quelle crainte de lui déplaire ! Quelle peur de faire changer ce visage où il y avait tant de douceur et de le voir devenir plein de sévérité et de colère ! Il trouva qu’il y avait de la folie, non pas à venir voir Mme de Clèves sans être vu ; mais à penser de s’en faire voir ; il vit tout ce qu’il n’avait pas encore envisagé. Il lui parut de l’extravagance dans sa hardiesse de venir surprendre au milieu de la nuit une personne à qui il n’avait encore jamais parlé de son amour. Il pensa qu’il ne devait pas prétendre qu’elle le voulût écouter et qu’elle aurait une juste colère du péril où il l’exposait. Tout son courage l’abandonna et il fut prêt plusieurs fois à prendre la résolution de s’en retourner sans se faire voir. Poussé néanmoins par le désir de lui parler et rassuré par les espérances que lui donnait tout ce qu’il avait vu, il avança quelques pas ; mais avec tant de trouble qu’une écharpe qu’il avait s’embarrassa dans la fenêtre, en sorte qu’elle fit du bruit. Mme de Clèves tourna la tête… »

La critique de Valincour tombe parce qu’elle a été faite par l’auteur lui-même. On ne peut reprocher, comme invraisemblable, une imprudence à un personnage de roman que quand il ne s’aperçoit pas de son imprudence ; mais quand il la voit et la commet, c’est qu’il est sensé et passionné, et que sa passion l’emporte sur le bon sens, ce qui est la chose la plus vraisemblable du monde.

La mort de M. de Clèves, — et ici nous serons presque tout à fait de l’avis de Valincour, — n’est pas suffisamment expliquée ; M. de Clèves n’a vraiment pas de suffisantes raisons de mourir. Il a entendu le rapport que lui fait un gentilhomme à son service des faits et gestes de M. de Nemours. Le gentilhomme lui a dit : « M. de Nemours a entré deux nuits de suite dans le jardin de la forêt… » — « C’est assez, » a dit M. de Clèves, et il a écarté le gentilhomme et il est tombé dans un accablement dont