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disposer de son cœur, elle se fait un crime de se donner à un homme qu’elle aime passionnément. » Pourquoi cela ? L’on dira que c’est parce qu’elle tient que M. de Nemours est cause de la mort de son mari. Mais non ; écoutez-la elle-même : « Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible, s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos. » Or, « en quoi consiste cet intérêt de son repos ? C’est la crainte de n’être plus aimée de M. Nemours après qu’elle l’aurait épousé. Cela, lui paraît un si horrible malheur qu’elle emploie sept ou huit pages à le dépeindre avec les termes de la plus raffinée coquetterie. Voilà-t-il pas une belle raison pour ne pas épouser un homme ? Depuis la Sapho du Grand Cyrus, s’est-il rencontré une femme à qui cette vision soit tombée dans l’esprit ? Mme de Clèves devait, à l’exemple de cette héroïne, proposer à M. de Nemours de venir avec elle dans sa terre proche des Pyrénées pour y passer le reste de ses jours et en tirer auparavant parole qu’il ne la presserait pas de l’épouser. »

On trouve la même note dans Bussy-Rabutin. Après s’être étonné, avec le bon goût que l’on sait, de la vertu de Mme de Clèves, il ajoute : « Et si, contre toute apparence et contre l’usage, ce combat de l’amour et de la vertu durait dans son cœur jusqu’à la mort de son mari, alors elle serait ravie de les pouvoir accorder ensemble en épousant un homme de qualité, le mieux fait et le plus joli cavalier de son temps. » La grossièreté de Bussy me répugne un peu ; mais la légèreté de Valincour ne laisse pas de m’étonner. Comment n’a-t-il pas vu… d’abord que ce qui déplaît le plus à Mme de La Fayette, c’est la vulgarité, et que si elle a songé un moment à un dénouement qui eût fait de Mme de Clèves et de M. de Nemours deux époux satisfaits et tranquilles, elle l’a repoussé avec une sorte d’horreur littéraire ? Mais passons. Comment n’a-t-il pas vu que le dénouement malheureux est ici le seul logique ? Flaubert disait des hommes du XVIIe siècle : « Comme ils lisaient lentement ! » J’ai peur que Valincour n’ait pas lu assez lentement, et je veux dire par là, — car il est constant qu’il a passé des mois à étudier ce roman, — qu’il a été, en lisant la Princesse de Clèves, un peu atteint de cette maladie que connaissent tous les critiques, qui consiste à être plus pressé de critiquer qu’appliqué à comprendre. A mon sens, tout le roman mène à cette conclusion : encore que très éprise de. M. de Nemours, Mme de Clèves libre ne l’épouserait pas ;