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— et surtout à celle-ci : après les traverses par lesquelles Mme de Clèves a passé, elle est moralement trop lasse pour avoir le courage de son amour.

Sur la première proposition, songez donc à la façon dont Mme de Clèves aime M. de Nemours. Elle l’aime sans confiance en lui ; ce qui revient à dire qu’elle ne l’aime pas ; mais qu’elle est troublée par lui ; ce qui est si différent que c’est beaucoup plus flatteur pour la vanité d’un homme, mais désastreux pour ses désirs. Mme de Clèves n’a pas aimé M. de Clèves de cet amour qui commence par l’estime, qui continue par l’amitié, qui sac-compagne toujours de confiance, et qui finit par l’abandon de tout l’être à ce que l’on sent bien qui doit être le bonheur. M. de Nemours a été dans la vie de Mme de Clèves une tempête dont elle a joui délicieusement en même temps qu’elle en souffrait ; mais dont elle a souffert affreusement en même temps qu’elle y trouvait un plaisir aigu. Dans ces conditions, on n’épouse point, quand, du reste, on n’est plus une toute jeune fille impulsive. « Elle craignait de n’être plus aimée [bientôt] de M. de Nemours. Voilà-t-il pas une belle raison pour ne pas épouser un homme ? » — Parbleu, c’en est une très suffisante pour une personne qui, parmi les entraînemens de sa passion, fut toujours très raisonnable. Elle a toujours autant craint M. de Nemours qu’elle l’a aimé. Voilà pourquoi elle lui dit dans une déclaration où il faut avoir des yeux étranges pour voir « la coquetterie la plus raffinée : » « Je crois même que les obstacles ont fait votre constance ; vous en avez assez trouvé pour vous animer à vaincre… Les passions peuvent me conduire ; mais elles ne sauraient m’aveugler ; rien ne peut m’empêcher de connaître que vous êtes né avec toutes les dispositions pour la galanterie et toutes les qualités qui sont propres à y donner des succès heureux… Par vanité ou par goût, toutes les femmes souhaitent de vous attacher ; il y en a, peu à qui vous ne plaisiez ; mon expérience me ferait croire qu’il y en a peu à qui vous ne puissiez plaire. Je vous croirais toujours amoureux et aimé, et je ne me tromperais pas souvent. Dans cet état, je n’aurais d’autre parti à prendre que celui de la souffrance ; je ne sais même si j’oserais me plaindre… Ce que je crois devoir à la mémoire de M. de Clèves serait faible, s’il n’était soutenu par l’intérêt de mon repos… »

A cela M. de Nemours pourrait répondre : « Tout simplement, vous n’aimez pas. » — Mme de Clèves pourrait alors lui dire