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brûlaient autour du char du triomphateur et que les rois captifs marchaient derrière ? Et le cirque ? C’est là qu’il faut vivre, vois-tu. On n’a d’air que là[1]. » « Que ne donnerais-je pas pour voir un triomphe ? Que ne vendrais-je pas pour entrer un soir dans Suburre, quand les flambeaux brûlaient aux portes des lupanars et que les tambourins tonnaient dans les tavernes[2] ? » De même l’éloignement dans l’espace réjouit son imagination. L’exotisme le séduit. Il évoque des visions d’Orient. « Est-ce que jamais je ne marcherai avec mes pieds sur le sable de Syrie, quand l’horizon rouge éblouit, quand la terre s’enlève en spirales ardentes et que les aigles planent dans le ciel en feu ? Ne verrai-je jamais les nécropoles embaumées où les hyènes glapissent, nichées dans les momies des rois[3] ? » « Penser que jamais peut-être je ne verrai la Chine, que jamais je ne m’endormirai au pas cadencé des chameaux, que jamais peut-être je ne verrai dans les forêts luire les yeux d’un tigre accroupi dans les bambous[4] ! » Tels sont les prestiges de la littérature ! Parce que le goût a changé depuis les siècles classiques, parce que Chateaubriand, Hugo et tant d’autres ont bariolé de couleurs, généralement fantaisistes, leurs Orientales, le fils du praticien Flaubert, né à Rouen et domicilié à Croisset, ne peut plus vivre à moins d’avoir dans les nécropoles entendu les hyènes glapir ou vu luire les yeux des tigres à travers les bambous !

On peut dire que tout le développement de l’esprit de Flaubert, tel que nous venons de le suivre, aboutit à la Tentation de saint Antoine, sous la première forme où il la rédigea. Il avait vu à Gênes un tableau de Breughel représentant la tentation du saint. Il conçut le projet d’arranger la chose pour le théâtre. L’idée venant d’un tableau, la forme empruntée au théâtre du moyen âge : l’entreprise est deux fois romantique. Au surplus, Flaubert avait déjà écrit un mystère : Smarh. Il s’agissait pour lui, par un procédé qui lui est familier, de reprendre un sujet déjà ébauché et d’en tirer un parti plus complet. Il hésita quelque temps, inquiété comme il l’était toujours par la difficulté de l’œuvre. Il s’y jeta enfin avec ardeur et avec joie. « Jamais je ne retrouverai des éperdûmens de style comme je m’en suis donné là pendant dix-huit grands mois[5]. » Il avait en effet ici mis en œuvre

  1. Correspondance, avril 1846.
  2. Correspondance, janvier 1847.
  3. Correspondance, 19 mars 1842.
  4. Correspondance, octobre 1847.
  5. Correspondance, janvier 1852.