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devancier, n’avait rien négligé pour former et pour enrichir son éducation littéraire ; et si l’on voyait bien que certains maîtres, Edgar Poë, Baudelaire, Flaubert, Dostoïevsky, avaient exercé sur lui une influence prépondérante, on se rendait compte qu’il n’en avait pas moins tâché à se nourrir, également, des œuvres. même les plus éloignées de celles de ces maîtres, Rarement un début offrit plus de promesses : les sujets et la langue, l’inspiration symbolique et les moindres détails de la mise en œuvre, tout semblait annoncer enfin, dans le roman russe, cet héritier authentique de la grande lignée des Gogol, des Tourguenef, des Dostoïevsky, et des Tolstoï, que l’on avait impatiemment attendu depuis un quart de siècle.

L’objet principal que s’était proposé M. Andréief, dans ses essais dramatiques comme dans ses contes, était la peinture et l’analyse de « l’épouvante » sous toutes ses formes. Reprenant, avec des qualités nouvelles, la tâche poétique de quelques-uns des maîtres que j’ai nommés tout à l’heure, il avait résolu de dégager, de notre vie quotidienne tout ce qu’elle comporte d’effrayant, de cruel, et de mystérieux. Il décrivait, par exemple, deux malades, dans une salle d’hôpital, s’émouvant jour par jour des progrès de la mort qui s’étendait sur eux ; ou bien il imaginait un amant qui avait découvert un esprit de mensonge, au fond du cœur de sa maîtresse, et qui peu à peu s’exaspérait, s’affolait de cette énigme qu’il sentait toujours présente auprès de lui ; ou bien encore c’était l’histoire, vraiment douloureuse et tragique, d’un savant qui, après avoir simulé la folie pour commettre un crime longuement médité, en arrivait à se demander si sa folie n’était pas réelle, et vainement s’efforçait à pénétrer le mystère de sa « pensée, » — ce mystère que déjà Dostoïevsky, dans ses Frères Karamazoff, nous avait montré consumant l’esprit et le cœur de quiconque en a subi l’effroyable hantise. Et M. Andréief avait, très sagement, reconnu que l’émotion résultant de pareils sujets serait à la fois plus profonde et plus « moderne » si, au lieu de prêter à ses personnages une apparence abstraite et purement symbolique, comme l’avait l’ait son illustre modèle Edgar Poe, il nous les exposait dans l’encadrement familier de notre réalité coutumière, alliant, pour ainsi dire, en un même ensemble artistique, les procédés de la poésie avec ceux de la prose. Ces deux modes distincts d’invention et d’expression que Flaubert, autrefois, avait employés séparément dans l’Éducation sentimentale, et dans la Tentation de saint Antoine, et que n’avaient jamais, non plus, réussi à unir les grands conteurs russes du siècle passé, depuis Gogol jusqu’au comte Tolstoï, on les trouvait associés, habilement fondus, dans les