Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/543

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au secret fut brusquement interrompue. Le gardien Popon ouvrit la porte de la cellule : « Vous pouvez sortir, citoyen, et descendre au préau. »


Au préau allaient et venaient une quinzaine de détenus errant sous les tilleuls. Prisonniers de toute origine, rare variété de criminels, ils expiaient, à la Tour, les plus bizarres méfaits : messieurs du faubourg Saint-Germain, aristocrates sans gratitude, osant brocarder Bonaparte, dans leurs « pati-pata » chez la douairière ; hobereaux du Perche ou du Bas Maine, cousins d’un Rampe-à-terre, pilleur de diligence ; prêtres acoquinés à de vieilles intrigantes, agens secrets des Princes ; imprudens jacobins, diseurs d’épigrammes politiques ; gazetiers aujourd’hui sans gazette, mais prodigues autrefois de bave et de coups de gueule ; fabricans de capucinades ; poétereaux ayant décoché la satire au Père de la Patrie, le Grand Consul ; libraires et typographes, éditeurs de libelles ; « milords » venus avant la Paix d’Amiens se gaudir au Palais-Royal ; officiers de la marine anglaise, naufragés « à dessein » sur les récifs de la République, et autres malfaiteurs, ennemis de l’Ordre et contempteurs des Lois. Tous, il est vrai, ne faisaient pas dans le Donjon un séjour d’infinie durée, mais à tous le Donjon apprenait que la haine doit être souriante, et la terreur silencieuse.

La récréation se passait, ce jour-là, fastidieuse et morose. Dans le promenoir, les captifs vaguaient, prudemment solitaires ; mornes et soupçonneux, ils s’abstenaient de la dangereuse causerie, craignant l’agent provocateur, le doucereux « mouton. »

Le « mouton, » à cette lointaine époque, — un pareil animal existe-t-il encore ? — était un auxiliaire de la police, précieux informateur qu’elle entretenait avec soin. Dans les prisons de la République, on redoutait ce camarade à poignée de main cordiale, mine compatissante, effusions chaleureuses ; tout ami semblait un espion, et l’on se garait de l’amitié. D’aucuns, pourtant, — les audacieux, — s’ingéniaient à démasquer le cafard, pour étriller ensuite l’échine du délateur. Mais cette espèce de citoyens étaient d’un autre troupeau que celui de Panurge : sournois et madrés compères, rarement ils se laissaient deviner. Or le Temple était une bergerie où se plaisait et prospérait ce genre de bétail. Souvent, comme récompense de ses divulgations, un