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le voile qui sépare ce monde de l’autre, et elle s’irritait de le trouver si épais. Pendant ces jours douloureux, Lamennais lui adresse plusieurs lettres compatissantes, mais fermes, parfois presque sévères. L’ami n’oublie pas qu’il est prêtre :


Votre douleur est naturelle, elle est juste, mais son exagération ne l’est pas ; elle renferme une sorte d’aigreur et de révolte contre la Providence, que vous devez combattre de toutes vos forces, moins par le raisonnement que par la soumission du cœur. Les doutes qui tourmentent votre esprit ne sont autre chose que la grande question de l’origine du mal, que l’athéisme a remuée dans tous les sens, où l’on peut découvrir quelques lueurs, mais qui, pour nous, renfermera toujours un mystère profond, parce qu’il faudrait, pour le résoudre complètement, connaître toute l’étendue du plan de la Providence, toutes les lois de la création et la nature intime des êtres…

Il faudrait pour cela une science infinie, la science de Dieu même, et un esprit qui pût l’embrasser, c’est-à-dire un esprit infini aussi. La foi est le supplément à ce qui nous manque pour comprendre. Elle fait à la fois notre mérite et notre grandeur ; notre mérite, parce qu’elle dépend en partie de notre volonté ; notre grandeur, parce que par elle nous atteignons à ce qui échappe à notre raison étroite et débile. Celle-ci saisit les deux termes extrêmes de l’immense chaîne des choses, un Dieu juste et bon, et les faits de notre propre nature, la vie, la mort, les maladies, les soucis, les peines, les douleurs. Mais la liaison de ces deux termes, le comment de ce qui est, elle l’ignore. Il y a six mille ans que les hommes croient sans concevoir : pourquoi lutter contre cette foi consolante et pure ? Pourquoi amasser des ténèbres devant la seule lumière qui éclaire le chemin de la vie ? Pourquoi dire : Je ne croirai pas, si je ne comprends pas ce que le genre humain déclare être incompréhensible ? Je n’espérerai pas si je ne vois clairement comment ce que j’espère est et peut être ? Prenez garde de nourrir en vous de pareils sentimens ; ils n’ont rien de chrétien, rien de raisonnable. Je ne doute pas plus que votre enfant ne soit heureuse, et qu’un jour vous la reverrez, vous la reconnaîtrez, si votre vie s’achève selon Dieu, que je ne doute de ma propre existence. Cherchez dans les secours que la religion vous offre, dans la pratique des devoirs qu’elle prescrit, un repos, une consolation qui n’est que là. Mon cœur est malade des souffrances du vôtre, mais ce qui m’afflige plus que tout le reste, c’est la direction que prennent vos idées. Vous vous êtes trop reprise à la terre ; il faut vous élever plus haut. Ici-bas, tout est illusion, illusions de plaisir, illusions de douleurs. Les réalités sont d’un autre ordre, et vous n’aurez de paix qu’en y entrant. Adieu, vous savez si je suis à vous.


La pauvre femme continue cependant de lutter contre une espérance qu’elle trouve trop incertaine. Elle ne veut pas seulement croire ; elle voudrait comprendre. Aussi Lamennais lui écrit-il de nouveau :