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toutes ses forces : « Merle ! Merle ! » à travers le bruit des plats, des verres et de la conversation. Quel ton et quel langage !


« Mais, lui dit Mme Cottu, comment est-il possible que vous vous soyez oublié à ce point ? — Hélas ! répondit Lamennais, c’est faiblesse et entraînement. »

Lamennais profita de sa prison pour rompre avec ces deux dames. Il fut blessé en particulier de ce que George Sand, au lieu de s’adresser au préfet de police pour demander la permission de venir le voir, se fût adressée avec fracas au ministre et eût voulu se faire ouvrir d’autorité la porte de la cellule de Lamennais. Mme Cottu fut la seule femme qu’il consentit à recevoir durant son séjour à Sainte-Pélagie[1]. Elle fut également la première à l’aller voir lorsqu’il sortit de prison, le 3 janvier 1842, dans le nouvel appartement qu’il avait loué rue Tronchet. Rien ne pouvait lasser sa fidélité, pas même, de la part de Lamennais, un peu de négligence et de froideur dont elle paraît s’être plainte, car il lui répondait :


Accusez les choses, les événemens, la vie, mais ne m’accusez pas. Je n’ai jamais cessé un moment d’être le même pour vous. Il est vrai que le devoir, ou ce qui me paraissait tel m’a poussé en des voies qui, à quelques égards, semblaient nous séparer. N’en a-t-il pas été ainsi de vous ? D’autres n’ont-ils pas eu des droits, des droits sacrés à vos premières, à vos plus intimes affections ? C’était conforme à l’ordre de Dieu, et je vous loue d’avoir marché dans la voie que lui-même vous traçait. Il m’en montrait une autre. J’y ai marché aussi, entouré de gens qu’aucun lien ne retenait près de moi, et sur le soir, je suis resté seul. Croyez-vous donc qu’il ne faille pas quelque effort de courage pour porter le poids de cette solitude, pour se dire, sans être troublé, qu’on n’a plus sur la terre que trois demeures, une mansarde déserte, un cabanon[2] et une fosse dans le cimetière commun ? Qu’est-ce que la vie du dehors, quand au dedans on n’a que cela ? Je ne me plains pas pourtant. Je sens que je suis ce que je devais être, et j’attends en paix l’heure de Dieu.


A trois ans de là survint cependant un incident qui allait, pendant un temps assez long, interrompre leurs relations. En 1843, Lamennais paraît avoir conçu la pensée de rédiger, sous une forme ou sous une autre, les souvenirs de sa vie. Il s’adressa à ses

  1. Au retour de ses visites à Sainte-Pélagie, Mme Cottu racontait à son mari les conversations qu’elle avait eues avec Lamennais, et celui-ci les couchait fidèlement par écrit dans un Journal qu’il tenait jour par jour. Ce journal m’a été obligeamment communiqué.
  2. La lettre est datée de Sainte-Pélagie.